
On constate régulièrement que la littérature contemporaine américaine s’affranchit avec aisance des frontières entre les genres, et ses auteurs s’aventurent sans hésitation du côté de la science-fiction, de la fantasy ou du fantastique. La métaphore, l’anticipation, la réification, sont des moyens qui permettent d’invoquer l’imaginaire afin de prolonger le réel et souligner la continuité des maux et des courants qui traversent l’humanité. Si bien qu’on trouve, dans des collections dédiée à la littérature générale, des textes qui relèvent des mauvais genres.
L’auteur américain Mateo Askaripour a fait une entrée remarquée dans le domaine de la littérature en 2021 avec la sortie de son premier roman, Black Buck (Buck & Moi, Buchet-Chastel, 2022). Son deuxième roman, This Great Hemisphere, est un roman de science-fiction. Il est sorti en France sous le titre Tous les invisibles en mai 2025, dans une traduction d’Anne-Sylvie Homassel.
New York, 2028. Makeda Solomon, jeune afro-américaine dans abri, accouche du premier enfant invisible. On parle ici de réelle invisibilité, de corps transparent.
Hémisphère Nordouest, 2529. Le monde du XXVIe siècle est post-apocalypse climatique – la faune a entièrement disparu et la population mondiale est réduite. La société est profondément ségrégationniste. Dans les villes, vivent les visibles qui constituent la Population Dominante, ou PoDo, surnommés les poddies par les invisibles. Ils détiennent le pouvoir économique et politique. Les invisibles sont relégués dans des zones périphériques, dans les forêts entourant les villes, et travaillent comment main d’œuvre dans les champs, les mines, ou dans les villes au service des poddies, voire dans des lieux de plaisirs. Leur existence est étroitement contrôlée : ils doivent porter un collier permettant de les identifier et de les localiser, et se peindre le corps pour pouvoir être vus. Ils sont régulièrement brutalisés par la police, et tenus sous la coupe de la religion. La métaphore sociale et raciale, englobant « tous les invisibles », est transparente, et pas forcément des plus subtiles. C’est un reproche qu’on pourrait faire à ce roman, mais l’heure n’est pas vraiment à la subtilité quand on évoque les rapports de domination dans le monde. Le dominant est-il subtil ?
Sweetmint, de son vrai nom Candace, est une invisible. Elle et son frère furent abandonnée très jeunes par leurs parents. Candace vit avec d’autres invisibles dans la région des forêts, proche de Rhitelville (dont on apprendra plus tard dans le roman qu’il s’agit de l’ancienne New York). Son frère , lui, a disparu depuis des années. Jeune femme brillante, elle est choisie comme apprentie par le Grand Architecte de ce nouveau monde, personnage ambiguë, inventeur de génie qui dit-on a sauvé l’humanité de l’extinction, mais aussi mis en place le système inégalitaire et les moyens de contrôle de la population.
Un jour, le chef de l’exécutif de l’Hémisphère est assassiné par un invisible qu’on dit être le frère de Sweetmint. Le pensant incapable d’un tel crime, celle-ci va tenter de le retrouver pour le disculper, alors que la chasse à l’homme est lancée avant de nouvelles élections où va se jouer l’avenir des invisibles.
Il faut plus d’une centaine de pages pour que le roman trouve véritablement son rythme. Passé ce cap, il adopte la forme d’un thriller politique sous tension, inscrit dans un cadre dystopique. Bien avant Sweetmint, le lecteur découvre l’existence de multiples factions antagonistes œuvrant soit à la conquête du pouvoir, soit à sa préservation, soit à une transformation radicale de l’ordre établi. Le récit s’accélère alors, enchaînant les révélations et mettant à jour le cynisme des jeux de pouvoir,, les stratégies et les rapports de forces qui traversent toute la société. pour prendre le pouvoir, le conserver ou changer radicalement le monde.
Tous les invisibles s’inscrit dans la veine des romans qui mobilisent l’imaginaire pour construire une image métaphorique du présent et dénoncer les injustices sociales et le racisme systémique. Sa lecture évoque inévitablement à Underground railroad, sans toutefois qu’on y retrouve cette lame de fond saisissante qui traverse le roman de Colson Whitehead, à L’Architecte de la vengeance de Tochi Onyebuchi ou encore Ring Shout de P. Djèlí Clark. Plus que par la construction du monde imaginé par l’auteur, qui présente quelques lacunes et zones d’ombre, le récit est surtout porté par ses personnages. Les figures secondaires, en particulier, se distinguent par leur complexité et la multiplicité de leurs facettes, révélées progressivement au fil des pages, ce qui confère une crédibilité à leur rôle. Malgré un début lent et quelques faiblesses narratives là où l’on aurait souhaité plus de profondeur, Tous les invisibles parvient à capter le lecteur et offre, dans ses développements ultérieurs, des pages d’une grande intensité.
- Titre : Tous les invisibles
- Auteur : Mateo Askaripour
- Traduction : Anne-Sylvie Homassel
- Publication : 8 mai 2025, Buchet-Chastel
- Nombre de pages : 480
- Format : broché (24,50 €) et numérique (17,99 €)
Intrigant. A voir pour moi !
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