Triangulum — Subodhana Wijeyeratne

Depuis trois mille ans, l’humanité est dispersée sur les neuf mondes : neuf planètes, de Shukra à Yama, qui orbitent leur soleil, Sūrya. Elle y vit asservie sous la domination de la déesse The Dawn (L’Aube) régnant sur la planète Prithvi, berceau de l’humanité. Elle est assistée de trois autres divinités The Charioteer (le Charretier),The Ox (le Bœuf), et The Hunteress (La Chasseresse).

Tout juste arrivée sur la planète Daitya, une famille de réfugiés de Prithvi est aussitôt réduite en esclavage. Indra, le jeune fils, est castré. Il se lie d’amitié avec Kadrū, une jeune fille abandonnée au maitre des esclaves par sa mère. Indra sera vendu au Dnyānasya Mandīram, le temple de la connaissance, pour y servir le Charretier en tant que Bibliothécaire. Il y fera la rencontre de Danu, la jeune princesse de Yama. Kadrū sera vendue au temple des serpents de La Chasseresse. Pendant ce temps, La Nuit, divinité cruelle et destructrice, arrive dans le système accompagné d’un monstre mythique, Le Skrolex, pour mettre fin au règne de sa sœur L’Aube.

Les premières pages de Triangulum de Subodhana Wijeyeratne sont déroutantes. La présentation des principaux personnages se fait suivant une succession rapide de chapitres, chacun d’eux changeant parfois de nom en fonction de son rôle à ce moment du récit, ou selon sa fonction narrative. Ce procédé, associé à une profusion de termes inhabituels, prive le lecteur – celui que je suis en tout cas – de repères familiers, afin de l’immerger dans un univers étranger, au risque de susciter une grande confusion.

Dit autrement, j’ai bien failli abandonner la lecture du roman dès les premières pages, mais j’ai poursuivi, et bien m’en a pris. À mesure que l’intrigue progresse, l’auteur livre par touches les éléments de contexte qui permettent de reconstituer un cadre cohérent. J’ai été happé par le récit.

Les noms révèlent leur importance, à commencer par ceux des personnages et des planètes. Ils s’inscrivent dans un réseau de référence à la cosmologie védique : Sūrya est le Soleil, Prithvi la Terre, Mangala est Mars… Ils racontent ainsi une autre histoire, celle d’un passé oublié, effacé, détruit par des Dieux qui n’en sont pas.

Triangulum se révèle être un véritable space opera qui possède des saveurs affirmées de fantasy— on pourra parler de space-fantasy, si l’on veut — inspiré de la mythologie et de la cosmologie védique de l’Inde antique. Le worldbuilding est de circonstance, s’accompagnant des noms de lieux, de personnages, d’une organisation sociale et religieuse, et bien sûr d’une culture détaillée et vivante. On pourra rapprocher la démarche de celle d’Aliette de Bodard pour son univers de Xuya, d’inspiration vietnamienne, du Gambit du renard de Yoon Ha Lee, d’inspiration coréenne, ou encore de la Dynastie de Dents-de-lion de Ken Liu qui reprend des éléments de l’histoire chinoise pour devenir plus tard un roman de science-fiction.

Pour appuyer l’aspect science-fictif du roman, il me faut dévoiler un peu du contexte, sans trop spoiler car en fait tout est dit dès les premières pages, si on les lit avec attention. Le système Sūrya est notre propre système solaire, et le récit se déroule dans un futur lointain. L’Aube, La Nuit, et le Bœuf ne sont pas des dieux, mais des extraterrestres, les Triangulans, des êtres biomécaniques qui ont annexé le système solaire il y a des millénaires, et ont mis fin aux querelles intestines et meurtrières de l’humanité, ainsi qu’à de nombreux autres travers. Puis, ils se sont installés en tant que divinités en s’inspirant du Rig-Véda après avoir détruit toute autre archive culturelle. Pour asseoir leur suprématie, il leur fallait que l’humanité oublie d’où elle venait. Les humains eux-mêmes, au rythme d’une adaptation génétique forcée aux conditions de vie sur les différentes planètes, se sont éloignés des traits de base et ont adopté des formes humanoïdes qui diffèrent parfois grandement de celle de leurs ancêtres restés sur Terre. Tout ceci est dévoilé progressivement. On peut choisir de se laisser porter par le livre, ou de faire une pause pour explorer en cours la mythologie indienne – ce que j’ai fait – qui fournit des clefs de lecture.

Deux idées directrices sous-tendent le récit. La première est l’extrême rareté de la vie intelligente dans l’univers. La seconde est que lorsque les dieux s’affrontent, ce sont les hommes qui trinquent. Le récit est celui de la rébellion des humains contre les dieux, à la faveur de l’arrivée de la Nuit et d’une remise en cause des croyances et des idées. Dans ce roman, il n’y a ni bons ni méchants, ou ils ne sont pas toujours ceux qu’on croit, mais il y a des trahisons, des retournements et des changements d’alignement. Il y a aussi le poids du passé.

Subodhana Wijeyeratne utilise ses inspirations mythologiques avec finesse et intelligence. Loin d’un simple space-opera empli de batailles spatiales – et il n’en manque pas, le récit trouve un équilibre entre son côté cérébral et philosophique et une dimension épique qui donne le sentiment de lire le Râmâyana dans l’espace. C’est un livre dense, violent, voire même cruel, qui invoque les clichés du genre pour mieux les détourner. Triangulum est un roman original, divertissant, et très réussi. On fermera les yeux sur son atroce illustration de couverture.

Triangulum fait partie des nominations pour le prix Philip K. Dick 2025.


  • Titre : Triangulum
  • Auteur : Subodhana Wijeyeratne
  • Langue : anglais
  • Traduction : non disponible à cette heure
  • Publication : 1 février 2024, Rosarium publishing
  • Nombre de pages : 360
  • Format : papier et numérique

8 réflexions sur “Triangulum — Subodhana Wijeyeratne

  1. Vu que j’avais été totalement fasciné par le mélange grosse SF / mythologie babylonienne de David Moles dans la nouvelle A Soldier of the city, qu’on est ici sur le même principe de base, même si la religion convoquée est différente, et que ton avis est enthousiaste, j’ai acquis… pardon, je me suis fait offrir ce roman. Il n’est pas en haut de ma liste de lectures SF, mais vraiment pas loin. En tout cas, merci pour ta chronique et bravo pour cette belle découverte !

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