Le Mensonge suffit — Christopher Bouix

Intérieur. Une table sur laquelle est posée une déclaration. Une bouteille d’eau, une cafetière remplie. Une personne attend. Chemise blanche, veste bleue. Une porte s’ouvre et un homme est amené, bâillonné, cagoulé et ligoté. La scène nous est décrite par une voix off. Nous sommes en 2143 — année sponsorisée par les semelles rétroactives à mémoire de forme SmellFlex. L’homme est le citoyen utilisateur 620.519.367-78. Son nom est Ethan Chanseuil, il est âgé de quarante et un ans, marié, père de trois enfants, et il est sans emploi. La personne assise à la table est un androïde de la gamme Milo-128 pilotée par une intelligence artificielle. Débute alors l’interrogatoire du citoyen-utilisateur Chanseuil.

Le Mensonge suffit est un drame en cinq actes écrit par Christopher Bouix, un huis clos sartrien à trois voix, publié sous la forme d’un roman court de 180 pages, intermèdes publicitaires compris. J’ai déjà eu l’occasion de le mentionner, par exemple au sujet de Les Employés d’Olga Ravn ou de la nouvelle R.U.R 8 dans le recueil La Vie secrète des robots de Suzanne Palmer, le lecteur de science-fiction et amateur de théâtre que je suis apprécie lorsque les auteurs jouent de la forme narrative et font se rencontrer ces deux genres qu’on a peu l’habitude de voir réunis. Entièrement écrit sous la forme d’un dialogue entre Chanseuil et Milo, agrémenté des interventions d’une voix off qui livre des informations de contexte, Le Mensonge suffit entre dans cette catégorie et s’y révèle particulièrement réussi.

Les 180 pages du roman suivent les cent-vingt minutes d’interrogatoire d’un homme en phase de déclassement social, après trois années de chômage, soupçonné du meurtre de son beau-père fortuné. À la manière du Huis-Clos de Sartre mentionné plus haut, les deux personnages, Chanseuil et Milo, s’affrontent verbalement et c’est dans cette confrontation que se dévoileront les intentions cachées et les mensonges de l’un et de l’autre. À la manière d’une fiction de prétoire, c’est un procès auquel nous assistons, car, twist science-fictif, l’interrogatoire est retransmis en direct à des centaines de millions de personnes qui devront décider de la culpabilité du citoyen Chanseuil à l’issue des 120 minutes. La voix off n’est autre que le présentateur de ce divertissement de télé-réalité. Le rythme cardiaque de l’accusé est enregistré et diffusé durant son interrogatoire. Chaque goutte de sueur pourra être retenue contre vous. Les coupures publicitaires viendront soulager les spectateurs des doutes qu’ils pourraient avoir si jamais ils se mettaient à réfléchir. L’émoji fait figure de verdict. Le contexte est celui d’une dystopie orwellienne et algorithmique, la société s’appuie sur la surveillance généralisée des citoyens, la quantification de leurs mérites — le crédit social d’Ethan Chanseuil estimé est très modeste quand celui de son beau-père décédé atteint des sommets, et bien sûr le langage et la pensée sont manipulés jusqu’à ce que le sens s’efface et l’absurde devienne la norme.

Après Alfie (2022) qui m’avait enthousiasmé, un Tout est sous contrôle (2024) qui en comparaison m’avait déçu, on retrouve dans Le Mensonge suffit toute la sagacité de l’auteur. Ce troisième roman publié aux éditions Au Diable Vauvert est aussi cruel qu’il est drôle, jusqu’à sa dernière page, celle qui vient après les remerciements d’usage, sous la forme d’une publicité qui suggère au lecteur qu’il n’est pas totalement sorti de la dystopie. Christopher Bouix se livre à une critique acerbe des travers de nos sociétés qui quittent le domaine de la raison pour sombrer dans celui des émotions savamment manipulées par les algorithmes. C’est excellent.


D’autres avis : Gromovar, Le Nocher des livres,


  • Titre : Le Mensonge suffit
  • Auteur : Christopher Bouix
  • Parution : 24 avril 2025, Au Diable Vauvert
  • Nombre de pages : 184
  • Format : broché (19 €) et numérique (7,99 €)

7 réflexions sur “Le Mensonge suffit — Christopher Bouix

  1. Je viens d’achever la lecture de ce « Le mensonge suffit » qui m’a laissé avec un sentiment de malaise presque jusqu’à la nausée (pas celle de Sartre …).

    Dystopique, effrayant, fascinant ce bouquin, que j’ai lu d’une traite, me semble rapporter, et ce de manière exponentielle, tout ce qui forme aujourd’hui les ingrédients de demain pour « abêtir » le genre humain qui ne se fait déjà pas prier pour cela !

    Ça fiche la trouille !!! Il est grand temps de réfléchir !

    Chapeau bas à Ch. Bouix !

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