Astronautes morts – Jeff Vandermeer

Voilà une expérience quelque peu déroutante. Chef de file et théoricien du New Weird, mouvement littéraire visant à rogner les der­niers liens entre l’Imaginaire et une quelconque forme de réalisme, Jeff VanderMeer se doit de conduire sa nef des fous toujours plus à l’avant-garde et, pour cela, de faire preuve d’audace créative. C’est ce qu’il a accompli avec Astronautes morts, qu’il situe dans le même univers que son précédent roman, Borne (2020), mais qu’il n’est pas nécessaire d’avoir lu pour aborder celui-ci Ou disons que sa lecture ne vous viendra pas en aide. Ne vous illusionnez pas, rien ni personne ne viendra à votre aide. 

Astronautes morts plonge le lecteur dans une apocalypse écologique et biotechnologique, produit des expérimentations sans limites de la Com­pagnie installée au sein de la Ville. Le monde est mort, et avec lui le tangible. Les fractures qui défigurent la réalité sont profondes. L’es­pace et le temps ont perdu de leur consistance au point de n’avoir plus d’existence con­crète. Grayson, Mousse et Chen sont trois astronautes morts, ou peut-être qu’ils sont vivants et qu’ils ne sont pas astronautes. Dans tous les cas, ils ne sont plus vraiment humains, si jamais un jour ils l’ont été. Sautant d’une réalité à une autre, en suivant des lignes temporelles divergentes où il est possible de se croiser soi-même et de se tuer, tous trois tentent de combattre la Compa­gnie où et quand il serait encore possible de le faire. À l’assaut de la Ville, dans ses multiples versions, ils croisent, encore et toujours, les mêmes êtres mon­strueux, chimériques et métaphoriques : le renard bleu, l’oiseau sombre, le poisson géant et le mystérieux Charlie X à tête de chauve-souris. Puis tout change et c’est le récit du poisson géant devenu léviathan, et dont les souvenirs ne sont pas les siens, qu’on lit tout au fond de pages à moitié blanches. Et enfin, dans un troisième mouvement, s’offre le récit de Sarah dont le présent ap­par­tient au passé et qui a reçu du futur le journal de Charlie X. Sarah nous accorde un autre regard sur l’histoire que l’on vient de découvrir, une tentative d’explication. Sarah, avant qu’elle ne devienne Mousse.

Jeff Vander­Meer alterne les modes narratifs, multiplie les voix, les points de vue, les réalités. Humains et monstres, victimes et bourreaux échangent leurs rôles. Astronautes morts n’est pas un roman destiné à ceux qui aiment les récits linéaires et limpides. C’est une expérience littéraire, postmoderne et déjantée. À l’image du monde qu’il décrit, le récit est fracturé, les mots sont génétiquement modifiés, dissous dans des rivières toxiques et recrachés dans d’autres mondes. Il faut ici saluer l’extraordinaire travail de traduction de Gilles Goullet, qui a su transporter les expériences de l’auteur jusque dans notre langue. Pour le lecteur, c’est une expérience sensorielle tenue éloignée de toute rationalité. Jeff VanderMeer ne l’autorisera pas à comprendre, à donner du sens. Alors, au lecteur, il ne restera que des images, fortes, pré­gnantes, dérangeantes.

Je n’ai rien compris mais c’était beau.

[Cette chronique a été publiée initialement dans le numéro 113 de la revue Bifrost en janvier 2024]


  • Titre : Astronautes morts
  • Auteur : Jeff VanderMeer
  • Traduction : Gilles Goullet
  • Publication : 14 septembre 2023 au Diable Vauvert
  • Nombre de pages : 400
  • Support : papier (23 €) et numérique (12,99€)

3 réflexions sur “Astronautes morts – Jeff Vandermeer

  1. Merci pour la critique (et au final toutes celles que j’ai pu lire ici pour mon boulot ou moi, sans jamais remercier…navré).

    Mais j’ai trouvé la conclusion très fine, et fort à propos pour caractériser mon rapport au New Weird. J’aimerai y rentrer, mais je reste à chaque essai sur le palier…

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