
Je n’avais jamais lu Yann Bécu, auteur des romans Les bras de Morphée (2019) et L’Effet coccinelle (2021) qui ont tous deux été remarqués dans le milieu de l’imaginaire français et ont reçu des critiques très positives. C’est donc par curiosité que j’ai acquis son plus récent ouvrage, Sous la brume, publié il y a quelques jours. J’en ai avalé les 432 pages en deux soirs, et cela est indicatif du plaisir que j’ai pris à sa lecture. Le tout dernier chapitre, celui des grandes révélations, m’a toutefois laissé sur le cul, mais à côté de la chaise.
Petite anecdote personnelle : en 1998, j’ai passé une longue soirée avec Georges Charpak (prix Nobel de physique 1992), à Cargèse, en Corse, où il avait sa résidence. Il m’avait alors confié une idée qu’il qualifiait lui-même de saugrenue : faire parler les vieilles poteries. Il se disait qu’au cours de la fabrication de ces objets, le potier devait parler, voire chantonner, et que cette voix avait pu se transmettre à travers son outil pour former des microsillons dans la glaise, à la manière d’un disque vinyle. Il serait alors possible, peut-être, en lisant ces microsillons, d’entendre à nouveau des voix venues de l’antiquité. Il avait fait plus tard des essais, qui n’avaient rien donné. S’ils existaient, la qualité de ces microsillons ne permettait pas d’en tirer un enregistrement sonore. J’ignore à quel point cette idée saugrenue est connue du grand public, mais elle a très certainement inspiré Yann Bécu pour son roman*.
Le roman se déroule en 2090, dans une France qui ressemble beaucoup à celle de notre époque, à la différence près des différentes technologies qui ont envahi le quotidien, comme celle des robots (le Teks) omniprésents que ce soit dans les foyers, la rue ou les bureaux. Ces derniers ne sont pas sentients, ce ne sont que des aspirateurs améliorés par IA. La géopolitique a quelque peu évolué, mais pas trop. Des conflits, il y en a eu. Le climat va mal, et la Terre subit en plus quelques tempêtes électromagnétiques dues à l’activité solaire qui ont des répercussions d’ordre catastrophique sur les zones touchées. Mais les pays ont su s’organiser pour désormais limiter les dégâts, ou plutôt se couvrir en attendant que ça passe. Pour le plus grand bonheur du lecteur, Yann Bécu n’est pas avare en détails qui habillent son futur relativement proche de manière à le rendre vivant, crédible, et savoureux. Il ne néglige pas non plus les saillies humoristiques et les dialogues truculents.
La technologie disruptive au centre du récit se trouve toutefois être d’une autre nature, et celle qui est sans doute inspirée de l’idée de Georges Charpak. POSEIDON© est une entreprise tchèque qui a trouvé le moyen de faire parler les objets et d’en extraire des pistes sonores par lecture de ces fameux microsillons créés lors de leur fabrication. Cela concerne les poteries, mais aussi les peintures, voire l’encre des manuscrits. La technique consiste à placer l’artefact dans une sorte de scanner où il est plongé dans un composé chimique gazeux, la BRUME™. Malheureusement, le procédé est destructif et de l’objet en question il ne reste plus qu’un tas de sable après interrogatoire. Il faut donc choisir : préserver l’objet ou le lire pour en tirer le témoignage d’un instant. Tous les enregistrements ne se valent pas, mais pour certains — discussion sur la situation politique d’une époque donnée, chansons anciennes, etc. — le sacrifice peut rapporter gros. Et plus l’objet est ancien et plus son enregistrement est convoité. Se développe ainsi tout un marché mondial qui enrichit considérablement — CONSIDÉRABLEMENT — l’entreprise et parfois un chanceux qui a passé à la moulinette le vase de grand-mère. Il existe dans tous les pays des boutiques POSEIDON qui proposent, contre un investissement conséquent, à chacun de tenter sa chance et peut-être ressortir avec un enregistrement sonore du passé qu’il pourra revendre.
Évidemment, se développe aussi un marché parallèle dans lequel des œuvres protégées sont illégalement détruites. Malgré l’action des musées, malgré les lois internationales, malgré la mise en place de section policière dédiée (dont VOX, en France), ce marché prospère. Là encore, Yann Bécu va au bout de l’idée et en imagine les conséquences.
Et évidemment, qui dit marché noir dit aussi trafic et détournement. Il semble que des camions de BRUME™ soient régulièrement détournés pour être empruntés pendant quelques heures, juste le temps que des individus bien organisés se livrent à des « plongées » illégales dans le but de déterminer la valeur d’objets anciens. Pour cela, ils emploient des personnes particulièrement sensibles qui plongent littéralement dans des bassins emplis de BRUME™ pour écouter les objets. Cela n’est pas sans danger et de nombreux plongeurs en perdent la raison, ou en meurent. C’est là qu’intervient Manon Chabal, capitaine de police au sein de VOX. Un attentat commis dans la boutique POSEIDON de Montorgueil la lance dans une folle enquête qui la mènera jusqu’en Irak.
Sous la brume s’inscrit dans la forme et l’univers du polar. L’action file. Tout ce que je vous ai raconté ci-dessus est livré avant le chapitre 3 (sur 16), et j’ai omis à dessein de très nombreux détails. Yann Bécu maitrise parfaitement l’art du timing, de l’indice, de l’exposition des informations par différents points de vue, et de la résolution quand il le faut. Il construit progressivement le mystère en livrant les pièces du puzzle une à une avant de résoudre le tout en un final flamboyant. Tout ceci fait de Sous la brume un roman policier sur terrain science-fictionnel qu’on dévore avec grand plaisir. (Précision : nous ne sommes pas dans le registre de la Hard-SF, et on passera avec bienveillance sur le côté un peu magique de la BRUME.)
Et nous arrivons ainsi à la dernière partie qui résout les choses. Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’auteur a vu grand. Très grand. Tellement grand, que j’ai eu l’impression de lire un autre roman, qui n’avait plus grand rapport avec le polar des pages précédentes. Ce décalage m’a gêné. Ce n’aurait pas été le cas si l’idée finale avait été mise en avant bien avant, et avait occupé une plus grande partie du livre, car… C’est tout de même énorme, et difficile à avaler en un chapitre ou deux. Mais cela aurait été un tout autre roman.
Polar science-fictif rondement mené, Sous la brume m’a offert un grand plaisir de lecture, des heures passées à tourner les pages avec fébrilité pour suivre les personnages, délier les fils de l’écheveau, et tâcher de comprendre où tout cela menait, malgré une fin paradoxalement trop ambitieuse pour l’équilibre du roman.
*Grâce à Jean-Daniel Brèque, j’ai découvert que cette idée avait déjà été exploitée par Gregory Benford dans la nouvelle Time Shards en 1979. On peut la lire en ligne dans le magazine Lightspeed.
- Titre : Sous la brume
- Auteur : Yann Bécu
- Publication : 23 avril 2025, L’Homme sans nom
- Nombre de pages : 432
- Format : broché (23,90 €) et numérique (9,99 €)
Je retrouve dans ta chronique la marque de l’auteur. L’humour entre acidité et burlesque fait mouche, de même que les punch lines. Un auteur généreux, dont les multiples passions transpirent.
Les bras de Morphée s’appuie sur une situation très éduc nat’, peut-être aussi pour ça que j’ai kiffé.
Vivement le poche 😅
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En tout cas, ça m’a donné envie d’aller lire ses romans précédents.
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Et ça c’est déjà beaucoup.
Je guetterai tes retours 🙂
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Et bien on peut dire que tu me l’as bien vendu ! J’ai envie de le mettre tout en haut de la PAL maintenant ! 😅
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