Les Cartographes – Peng Shepherd

En 1930, Otto G. Lindberg, fondateur de la compagnie de cartographie routière General Drafting Corporation, et son assistant Ernest Alpers eurent l’idée d’ajouter un petit détail incongru à leur carte de l’état de New York afin de piéger leurs concurrents qui auraient cherché à plagier leur travail. Ils ajoutèrent à la carte un campement fantôme (ou phantom settlement, en anglais), c’est-à-dire un village qui n’existe pas. Ils lui donnèrent le nom d’Agloe, composé comme une anagramme des initiales de leurs noms, et le positionnèrent le long de la route 206 à quelques kilomètres au nord de la ville, elle bien réelle, de Rockland. Quelques années plus tard, le piège se referma et ils attaquèrent en justice une autre compagnie mais perdirent le procès parce qu’entre temps, un petit supermarché s’était installé là, prenant le nom d’Agloe General Store, inscrivant le lieu imaginaire dans la réalité tangible. L’histoire d’Agloe est devenu légende et fut reprise dans le roman Paper Towns de John Green et adapté au cinéma en 2015 par Jake Schreier.

De cette histoire saugrenue mais portant bien réelle, l’autrice américaine Peng Shepherd a tiré un roman qui prend la forme d’un thriller en bibliothèque mâtiné de réalisme magique. En d’autres termes, on entre là dans un territoire qu’une cartographie littéraire situerait quelque part entre les œuvres d’Umberto Eco et celles de Jorge Luis Borges1. Le lectorat français avait pu découvrir Peng Shepherd lors de la sortie de son roman, Le Livre de M., publié chez Albin Michel Imaginaire en 2020. Ce premier roman avait surpris, déstabilisé et séduit assez largement. De facture plus classique mais plus aboutie, Les Cartographes surprendra moins, ne déstabilisera pas, mais séduira peut-être plus encore.

L’histoire se déroule aujourd’hui, en 2022 plus exactement, aux Etats-Unis. Nell, de son vrai nom Helen Young, est la fille d’un célèbre cartographe, le Dr. David Young, conservateur général du département de cartographie de la bibliothèque municipale de la ville de New York (NYPL). Elle-même cartographe de formation, elle a été sèchement débarquée du département par son père à la suite d’un différend autour d’une carte routière sans valeur datant des années 30. Sept ans plus tard, le Dr. Young est retrouvé mort dans son bureau de la NYPL. Cet incident ouvre une série de meurtres et de cambriolages qui vont amener Nell à enquêter sur l’origine et les secrets d’une carte en apparence anodine mais qui est si unique qu’elle justifie qu’on tue pour sa possession. Cette enquête l’amènera à découvrir les nombreux secrets qui entourent la vie de son père, la disparition de sa mère lorsqu’elle était encore une enfant, et de sa propre existence. Toute cette histoire, Nell va la reconstituer grâce aux témoignages des anciens camarades et collègues de ses parents, retrouvés au fil des pages. Se faisant, elle se mettra en grave danger.

Le charme du roman se trouve dans l’exploration d’un univers mal connu, celui de la cartographie, et des anecdotes qui s’y rattachent. De ce point de vue, on aurait souhaité que Peng Shepherd pousse plus loin le travail d’érudition, ce qui se serait fait aux dépens de l’aspect thriller et du rythme du roman mais l’aurait rapprochée un peu plus des œuvres d’Umberto Eco. Mais, au nom de la digestibilité du récit, on s’en contentera.

Le piquant du roman se trouve dans l’exploration de la dichotomie korzybskienne entre la carte et le territoire, en détournant le célèbre aphorisme2, pour soutenir que la carte fait le territoire, à la manière de Robert Charles Wilson dans Les Perséides. C’est là aussi que son aspect réalisme magique se révèle et que se troublent les frontières entre l’imaginaire et le réel.

La dimension métaphorique du roman, s’il est besoin qu’une métaphore s’impose, se trouve dans les parallèles que Peng Shepard dresse entre la cartographie, l’action de dessiner une carte, et la manière dont nos actions déterminent nos vies et ce qu’on en fait. Les Cartographes est aussi un roman sur la famille, l’amitié, et la destinée, cette route parcourue dans l’existence, avec ses multiples embranchements possibles.

Après Le Livre de M., les qualités de l’écriture de Peng Shepherd n’étaient plus à démontrer. Elles se trouvent confirmées avec ce roman, d’autant que la traduction française est assurée une nouvelle fois par Anne-Sylvie Homassel qui est l’une des plumes les plus littéraires parmi nos traducteurs de l’imaginaire. Si les révélations successives ne surprennent pas outre mesure – on les attend pour la plupart – Les Cartographes est un véritable thriller et possède un rythme, une forme et un fond, qui en font un roman captivant, avec cette petite touche d’imaginaire en plus qui le fait passer dans une dimension supérieure pour l’esprit séduit par les étrangetés du monde. J’ai dévoré ses 480 pages en deux jours.


  1. Incidemment, La courte nouvelle De la rigueur de la science de Jorge Luis Borges (1946), qui s’amuse de l’idée qu’une carte puisse représenter fidèlement un territoire, fut pastichée par Umberto Eco dans le texte De l’impossibilité de construire la carte 1 : 1 de l’Empire (Comment voyager avec un saumon, 1992). La boucle est ainsi bouclée, et le territoire confirmé.
  2. Alfred Korzybski est le philosophe américano-polonais qui a introduit la sémantique générale dans un article de 1933, Science and Sanity, an Introduction to Non-Aristotelian Systems and General Semantics, dans lequel il résumait sa pensée par un aphorisme resté célèbre : « la carte n’est pas le territoire ». Ses travaux ont influencé de nombreux écrivains de science-fiction à commencer par A.E. van Vogt pour Le Monde des Ā.

  • Titre : Les cartographes
  • Autrice : Peng Shepherd
  • Traduction : Anne -Sylvie Homassel
  • Publication : 29 mars 2023, Albin Michel Imaginaire
  • Nombre de pages : 480
  • Support : papier et numérique

15 réflexions sur “Les Cartographes – Peng Shepherd

  1. Ooh ça donne super envie ! Le Livre de M est dans ma liste à lire, et celui-ci va le rejoindre. C’est toujours enrichissant de découvrir des milieux inconnus grâce à la lecture et la cartographie en est un pour moi. Merci !

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  2. Bonjour,
    Merci pour la découverte de ce livre (et des autres références données) !
    C’est simple : j’ai accroché dès la lecture de l’article.
    Bon maintenant, le trouver et l’acheter. C’est mon libraire qui va être content…
    … Mais plus le mois prochain, j’ai épuisé mon escarcelle dédiée aujourd’hui 🤣!

    Du coup, si il y a qui aiment ce monde des cartographes et ce qui peut s’y rattacher, il y a aussi cette nouvelle « Nulle part à Liverion » de Serge Lehman.
    Je l’ai découverte dans « Les passeurs de millénaires », chez Le livre de Poche, Science-fiction, et collection « La grande anthologie de la science-fiction ».
    Je pense humblement que ça peut plaire…
    Bonnes lectures 😊
    James Jones

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      1. Le texte n’est plus tout « jeune » mais je trouve qu’il a toujours sa réflexion et ses références très actuelles 🤔
        À tel point que lors d’une balade sur Paris il y a quelque temps, je me suis amusé à trouver des similitudes entre le réel et la nouvelle…
        …ou aussi avec une chanson de Souchon 😉
        James Jones

        Aimé par 1 personne

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