
Régulièrement célébrée comme l’une des plus importantes plumes de la science-fiction américaine et récipiendaire des prix Hugo, Locus et Nebula à plusieurs reprises, Octavia E. Butler (1947-2006) est pourtant passée relativement inaperçue auprès du lectorat français. Sa série Patternist a été partiellement publiée en France dans les années 80 (le roman Wildseed, 1980, est toujours inédit chez nous) et il a fallu attendre les années 2000 pour que soient traduits la série des Paraboles et Liens de Sang. On doit à Marion Mazauric et à la maison d’édition Le Diable Vauvert de rendre à nouveau disponible son œuvre avec la réédition des textes déjà parus ainsi que la publication des inédits. C’est le cas avec L’Aube (Dawn, 1987), roman paru au mois d’octobre 2022, qui ouvre la trilogie Xenogenesis. Je ne vais pas y aller par quatre chemins, L’Aube est l’un des meilleurs romans de premier contact extraterrestre que j’ai lus.
Octavia E. Butler nous projette dans un futur qu’on pourrait définir par 1987 + 250 ans. La guerre froide entre le bloc occidental et l’URSS a dégénéré en apocalypse nucléaire et l’humanité s’est suicidée. La planète Terre est ravagée. Lilith Iyapo se réveille nue dans une pièce entièrement blanche et dénuée de fenêtre ou de porte. La voix qui s’adresse à elle semble sortir du plafond. Lilith Iyapo se souvient. Elle s’est déjà réveillée plusieurs fois dans cette même pièce. Elle a déjà subi ce même interrogatoire. Elle a tour à tour résisté, elle s’est murée dans le silence et a failli en perdre la raison, puis elle a parlé, elle a questionné et n’a jamais reçu de réponse. Elle se souvient aussi de sa vie, de son mari et de son fils morts dans un accident, de la guerre. Elle se souvient de l’humanité d’avant. Elle s’éveille et enfin rencontre l’un de ses geôliers.
Celui-ci n’est pas humain. Il s’agit d’un Oankali, un humanoïde bipède dont les organes sensoriels tentaculaires le font ressembler à l’hydre ou à une créature marine et déclenche chez Lilith une réaction de panique et de dégoût profondément ancrée dans l’instinct humain. Ce qu’il lui révèle sur la raison de sa présence ici est à la fois monstrueux et fascinant. Les Oankali ont sauvé ce qu’ils ont pu de l’humanité, à savoir quelques représentants et les ont tenus en sommeil artificiel pendant deux siècles et demi, le temps de les étudier et de nettoyer la planète Terre pour la rendre à nouveau habitable. Désormais, ils ont besoin de Lilith pour éveiller d’autres humains et les préparer à retourner sur Terre pour la repeupler. Mais la survie a un prix : la perte de leur humanité. Les Oankalai sont une espèce complexe et totalement étrangère (je vous laisse le loisir de la découvrir), dont la technologie est entièrement basée sur une maitrise avancée de la biochimie. Le vaisseau interstellaire à bord duquel ils se trouvent est un être vivant*, proche du végétal. Le mode de survie des Oankali en tant qu’espèce repose sur un échange d’ADN avec les autres espèces rencontrées dans l’univers. Le troc proposé à l’humanité implique que les enfants de ces derniers ne seront plus totalement humains et pas totalement Oankali, mais une espèce hybride.
Mais le deal se fait en l’absence totale de libre arbitre. Il est contraint. Les humains sont sous la domination, quand bien même bienveillante, des Oankali et n’ont jamais le choix. Dominés, ils sont manipulés chimiquement, sensoriellement, émotionnellement et physiquement, voire sexuellement, pour se plier aux choix des dominants. Pour Lilith se sera « apprendre et fuir ».
Thématique récurrente chez Octavia E. Butler, L’Aube est un roman sur la complexité des relations de domination, et une exploration de l’humanité sous contrainte. Et comme toujours chez l’autrice, l’humanité n’est jamais belle à voir. L’autrice explore à la fois les relations inter-espèces mais aussi, au sein de l’humanité, les rapports de pouvoir, les relations entre hommes et femmes, la sexualité et la procréation, le consentement et le rapport au corps, l’influence du biologique et l’identité. Le mot important ici est « complexité ». Je ne sais plus qui disait que l’intelligence est la capacité à concevoir la complexité. Cet aphorisme pourrait servir à définir les écrits d’Octavia E. Butler. L’Aube est un roman bourré d’intelligence. Je disais récemment que ce qui me frappe chez l’autrice est sa faculté à dire simplement des choses dont on perçoit très clairement qu’elle les a longuement réfléchies avant de les coucher sur papier. Telle une excellente vulgarisatrice de sa propre pensée.
Octavia E. Butler est une autrice essentielle et L’Aube est un roman passionnant de bout en bout, qui ne verse dans aucune facilité et révèle des surprises à chaque tournant. J’attends fébrilement la suite.
*Parenthèse historique : il est à noter que l’un des premiers auteurs de science-fiction à avoir imaginé des vaisseaux interstellaires vivants est l’auteur et éditeur français Gérard Klein avec les ubionastes dans la nouvelle Jonas (1966) qui revisite dans un futur lointain le mythe biblique. Le tout premier a été Robert Sheckley dans la nouvelle Specialist (1953) récemment publiée sous le titre Les Spécialisés dans le recueil Le Temps des retrouvailles (2022) paru chez Argyll. Plus proches de nous, on peut citer les faucons de l’Aube de la nuit chez Peter Hamilton, les mindships dans l’univers de Xuya d’Aliette de Bodard, ou encore les vaisseaux-monde de Kameron Hurley dans Les Etoiles sont légion.
D’autres avis : De l’autre côté des livres, Quoi de neuf sur ma pile, Le Nocher des livres, Anudar,
- Titre : L’Aube
- Série : Xenogenesis 1/3
- Autrice : Octavia E. Butler
- Traduction : (Anglais US) Jessica Shapiro
- Publication : 27 octobre 2022, Le Diable Vauvert
- Nombre de pages : 432
- Support : papier et numérique
J’ai trouvé moi aussi que ce roman dérangeant propose des idées inhabituelles. J’en parle d’ailleurs dans quelques jours, et du coup je te lie.
D’après moi, il est particulièrement intéressant de le lire en parallèle de la nouvelle « Enfants de sang » parue dans le Bifrost #108 !
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Tu as parfaitement raison. J’ai oublié de le mentionner dans ma chronique, mais le roman est très proche de la nouvelle parue dans Bifrost.
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Merci pour cette chronique, j’avais déjà envie de le lire, maintenant encore plus. Question : ce premier tome peut se lire indépendamment du reste ?
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je l’ai reçu il y a quelques jours. et je l’ai littéralement dévoré en 4 jours. Il y a dedans un foisonnement d’idées dérangeantes et originales. Après Querbalec, c’est une autre vision du premier contact qui nous change mais qui met mal à l’aise. J’ai hâte qu’on ait la suite de la trilogie. Vraiment étrange que l’on ait attendu si longtemps pour avoir un tel chef d’oeuvre en français.
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