
Je chroniquais, il y a quelques jours, Braking Day, un premier roman d’Adam Oyebanji, qui reprenait le trope science-fictif de l’arche générationnelle, ces vaisseaux spatiaux destinés à voyager à travers le vide interstellaire pendant des générations avant d’atteindre leur destination, à savoir une nouvelle planète à coloniser. Je regrettais que, au-delà d’un scénario cousu de gros fils blancs, l’auteur n’apporte rien à une thématique déjà battue et rebattue maintes fois par d’autres au cours de la longue histoire de la SF mondiale. Il est toujours un peu facile et gratuit de faire le procès d’un auteur pour manque d’originalité (et il n’est pas rare de lire ici ou là les complaintes de certains à cet égard, comme quoi l’exigence d’originalité serait déplacée – et bien oui, chers auteurs et autrices, on vous demande un minimum d’originalité pour être intéressants, personne n’a dit que ce serait facile de vivre de sa plume après quelques millénaires de civilisation, fin de la parenthèse) si l’on ne propose pas en retour quelques bases pour soutenir l’accusation. J’ai donc décidé de revenir sur le sujet.
Une des questions fascinantes – qui n’est que survolée par Adam Oyebanji – en ce qui concerne les microsociétés qui se constituent à l’occasion de l’isolement d’une population sur une longue période de temps, comme c’est le cas à bord des arches générationnelles, est celle des générations intermédiaires. Un voyage interstellaire possède un début et une fin, un départ et une destination, c’est-à-dire une genèse et une gloire. Mais quelle que soit la durée du voyage, cela ne concerne que deux générations : la première et la dernière. La première est celle qui définit le destin, la dernière est celle qui l’accomplit. Entre les deux, il n’y a qu’attente et désœuvrement autant physique que moral. Les générations intermédiaires n’ont pour principe d’existence que celui du trait d’union étendu dans le temps, sans autre fonction que d’être et de passer. Rapidement, les auteurs de science-fiction ont été frappés par la cruauté de ce paradigme et ont réfléchi aux conditions et aux conséquences d’une telle situation. Robert A. Heinlein dans Orphans of the Sky (1941), Brian Aldiss dans Non-Stop (1958), ou encore Harry Harrison dans Captive Universe (1969), imaginaient une régression de la société à un stade pré-technologique accompagnée d’un oubli de la raison d’être de l’arche. Plus récemment, Rivers Solomon imaginait une régression sociale vers une société esclavagiste dans L’Incivilité des fantômes (2017). Il y a pour moi deux textes essentiels qui explorent les mécanismes d’évolution de la culture et la pensée au sein des générations intermédiaires, allant jusqu’à redéfinir comme objectif ultime le voyage et non plus la destination : Lungfish (1957) de John Brunner et Paradis perdus (2002) d’Ursula K. Le Guin.
Ces deux romans ont été toutefois précédés par un court texte d’une quarantaine de pages, écrit par Clifford D. Simak, et publié sous le titre Spacebred generations, ou alternativement Target Generations, dès 1953 dans Science Fiction Plus. Il a été traduit en français sous le titre « La Génération finale » (OPTA, coll. Fiction n°187, 1969, et Retour/La génération finale, Denoël, coll. Etoile Double, 1984) et « Génération Terminus » (Visions d’antan, J’ai lu, 1997). La version du texte que je possède est une édition en anglais du texte seul, datant de 2009, publiée chez Wilside Press.
Dans Spacebred Generations, Clifford D. Simak raconte les derniers jours d’un voyage de plus de mille ans durant lesquels se sont succédées quarante générations. Pour elles, l’histoire est devenue mythe, puis légende, puis religion. La société humaine est dirigée par des règles stricte au sens religieux (une religion sans dieu). Parmi ces règles, il y a l’interdiction d’avoir un enfant tant qu’un ancien n’est pas décédé, l’entretien de certains systèmes dont on ignore la fonction, le recyclage de tout et toute chose, y compris des corps. Dès 1953, Simak évoque la nécessité des fermes hydroponiques. Avec le temps, il y a eu des dérapages. Comme l’interdiction et la destruction des livres, accompagnées d’une perte de connaissance. Cette société a oublié ses origines et son but. Elle ignore même se trouver dans un vaisseau qui se déplace, n’assistant qu’à la rotation des étoiles autour du navire à bord duquel elle se trouve, sans comprendre la raison de cette rotation. Pour elle, il n’existe pas de destination, mais simplement une existence sans but à bord. Tout va changer lorsque, au début du texte, tout à coup la gravité est modifiée et le sol devient plafond. Il sera de la responsabilité d’un homme, et d’un seul, d’apprendre la nature de cette Fin prophétisée. Pour sauver ses compagnons de voyage, il devra consentir à des actes radicaux.
Comme par la suite Brunner et Le Guin, Clifford D. Simak s’est penché sur la question de la culture développée par les générations intermédiaires à bord d’une arche interstellaire lors d’un voyage de très longue durée, suffisamment longue pour que l’oubli menace le but ultime du sacrifice imposé, et le conflit qui émerge lorsque le voyage touche à sa fin. Il décrit comment les règles ont nécessairement remplacé la raison, et comment la raison va devoir nécessairement remplacer les règles. Le texte est court, l’auteur n’a donc pas le temps d’y développer en profondeur les termes de l’existence à bord. Pourtant, il en déduit certaines des conséquences avec lucidité et pragmatisme, jusqu’à justifier, sans gloire aucune, du crime. Ainsi, en quarante pages, Clifford D. Simak aborde certaines des questions essentielles qui se posent à l’évocation de la possibilité d’une arche interstellaire. Et puis c’est Simak, donc forcément, c’est fait avec intelligence et talent. Il s’agit à mon avis d’un texte à lire si l’on s’intéresse au trope des arches générationnelles au-delà du roman occasionnel.
Bonjour,
Une autre parution ancienne sur ce thème : https://www.noosfere.org/livres/niourf.asp?numlivre=476846670
Cordialement
Alain Dutartre
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Intéressant tout ca. Reste à le trouver en français.
Sinon le meilleur roman (parmi ceux que j’ai lu) est sans conteste Aurora de KSR.
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Ah mais en ce qui concerne Aurora, je suis complètement d’accord avec toi ! C’est le roman qui claque les autres et les renvoie pleurer sous des étoiles qu’ils n’atteindront jamais.
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