Les Maîtres enlumineurs – Robert Jackson Bennett

Le 31 mars, la collection Albin Michel Imaginaire s’enrichit d’un nouveau titre avec la publication du roman de fantasy Les Maîtres enlumineurs de Robert Jackson Bennett. L’auteur Louisianais s’est récemment illustré de notre côté de la grande mare avec l’excellent American Elsewhere (2018) qui reste un de mes titres préférés de la collection Albin Michel Imaginaire, et le très cynique Vigilance (2000) publié dans la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’.  Les Maîtres enlumineurs est le premier volume d’une trilogie, The Founders en anglais, qui devrait se voir entièrement publiée dans la collection. Le roman arrive chez nous précédé d’une haute réputation, promue par moultes superlatifs et dithyrambes de premiers lecteurs, et un directeur de collection qui met en avant, à juste titre, l’inspiration cyberpunk de cette fantasy ludique.

Mais ne nous laissons pas abuser par les mots des uns et des autres, aussi bien éduqués soient-ils : Les Maîtres enlumineurs est et reste un roman de fantasy de la première à la dernière ligne. Pas de gesticulation taxonomique ici, de brouillage de piste, ou de tour de passe-passe littéraire. Ce que fait Robert Jackson Bennett, et qu’il fait très bien, est de convoquer à la fois les thématiques politiques, le choc technologique, et les ustensiles propres au cyberpunk, pour les traduire dans un cadre de fantasy épique. C’est aussi en quelque sorte ce qu’avait maladroitement tenté Neal Stephenson dans le roman Fall ; or Dodge in Hell (2019), sans y parvenir de manière satisfaisante. L’erreur de Stephenson a été, à mon avis, d’user d’un artifice de science-fiction, la simulation numérique, pour reconstituer un univers de fantasy et y bricoler des « parallèles » technologiques entre l’informatique, la magie et le divin. L’assemblage ne fonctionnait pas, il s’égarait et le roman s’écroulait sous le poids d’une bien triste banalité. Robert Jackson Bennett ne commet pas ce faux pas. Il ne bricole pas, il construit. Cela fonctionne car il reste entièrement et purement dans le cadre de la fantasy, qu’il enrichit en y incorporant une logique interne qu’il ne trahit jamais et dont il explore rigoureusement les conséquences, de plus en plus en profondeur, pour le monde qu’il a imaginé. Et là le roman s’envole.

Tout débute comme une nième variation du thème du cambriolage entrepris par un voleur à la petite semaine qui aura des conséquences imprévues pour les protagonistes et le monde qui les entoure. C’est le genre de scénario qu’on a lu mille fois, joué plus encore lors de parties de JdR, et qu’on a vu décliné sous de multiples formes de Fritz Leiber à Scott Lynch en fantasy, ou de Jack Vance à Derek Künsken en SF. Le succès de ce type d’entreprise, littéraire et criminelle, repose en très grande partie sur les qualités propres des personnages de l’histoire. C’est le cas dans le roman de Robert Jackson Bennett. Notre voleur, une voleuse en l’occurrence, est Sancia Grado, une jeune femme au passé douloureux et chargé. Esclave dans une plantation durant son enfance, elle a servi de cobaye humain au cours d’une expérience qui l’a laissée changée. Elle en garde un talent très particulier, qui fait d’elle un interdit dans son monde. Au cours de son aventure, elle va s’entourer de compagnons qui sont tout sauf les caricatures que nous impose parfois (souvent en fait, mais je reste poli) la fantasy, mais la SF aussi. Ce sont des personnages dotés de la capacité de conscience, celle de revoir leur jugement, de réévaluer leur rôle, et de changer de direction lorsqu’ils réalisent que les enjeux dépassent leur petite personne.

« Que je sois écuré à quatre pattes, chuchota-t-il. Bordel de putain de dieu de merde. »

Le cadre lui-même, semble classique en première approximation. Le roman se déroule entièrement dans l’opulente ville de Tevanne dont l’inspiration se situe quelque part entre la Venise de la renaissance et …São Paulo. En effet, si on y regarde de plus près, Tevanne est une Cidade de muros, une cité d’enclaves protégées par des murs derrière lesquels se réfugient les castes dirigeantes, les familles possédantes. Tevanne est l’image même de la ville futuriste et dystopique décrite par Alain Musset dans l’essai Station Metropolis direction Coruscant (2019, coll. Parallaxe, Le Bélial’). C’est la cité totalitaire, dont la politique économique marque la géographie et dans laquelle les inégalités atteignent un niveau d’absurdité que seule notre réalité sait produire. La caste dirigeante n’est pas une noblesse d’épée, mais celle du commerce et des corporations. C’est la ville des romans cyberpunk de William Gibson, de Neal Stephenson ou encore de Catherine Dufour. C’est un univers d’arrangements, de magouilles, d’opérations clandestines, de guerres intestines, de manipulations derrière le rideau. C’est aussi un monde où finalement personne n’est vraiment bien dans le rôle qui lui est attribué, car il n’y a véritablement de place pour personne dans une dystopie.

« Toute innovation – technologique, sociologique ou autre – naît sous la forme d’une croisade, puis s’organise à l’instar d’une entreprise pratique et enfin, avec le temps, se dégrade pour virer à l’exploitation ordinaire. »

Mais c’est surtout à travers le système de magie, qui fait tant couler d’encre jusque sur le bandeau rouge signé Apophis couvrant le livre, que Robert Jackson Bennett exploite à fond les jouets du cyberpunk. Il est question d’enluminures, de glyphes inscrits sur des objets pour leur conférer des propriétés magiques défiant la nature. Une enluminure agit en communiquant à l’objet qui la porte l’idée d’une réalité autre, pour le « reprogrammer ». Le mot est lancé. L’exemple le plus simple est donné d’entrée et utilisé par l’auteur pour expliquer : une enluminure peut convaincre une roue qu’elle se trouve sur une pente descendante. Elle va donc se mettre à rouler. Au fur et à mesure du roman, le lecteur prend conscience que ce que l’auteur décrit n’est ni plus ni moins que de la programmation informatique, du langage interprété, des routines et sous routines compilées sous la forme d’exécutables. Tout ceci dans le but de pervertir les lois physiques et la réalité. On y parle même d’intrication quantique ! La joie du roman est d’imaginer les conséquences du postulat de départ, et d’aller plus loin. À la manière du cyberpunk, Les Maîtres enlumineurs va ainsi explorer les effets de la technologie sur la société, mais aussi sur l’homme et la nature. On parlera à mots couverts de transhumanisme, puis de post-humanisme, d’intelligence artificielle, de numérisation des consciences. Tout ceci sous le vocable très clarkien de « magie ». C’est immensément futé de la part de l’auteur, parce que cela fonctionne à merveille de par sa cohérence inattaquable.

À ce stade, je réalise que je ne vous ai pas dit un mot de l’histoire. C’est tant mieux. Vous la découvrirez. Disons simplement que l’apparition d’une chose impossible, une clef aussi enchantée que la clef USB d’un hacker, va remettre en cause les fondements de la société de Tevanne. Ajoutons qu’à jouer avec ce que l’on ne comprend pas, on s’approche des catastrophes.

Les Maîtres enlumineurs est un roman de fantasy très habile. Robert Jackson Bennett réuni la fantasy épique et de la science-fiction cyberpunk, genres que l’on pourrait penser diamétralement opposés, sans dénaturer ni l’un ni l’autre. Le résultat est un roman d’une grande originalité, dont la lecture est hautement addictive.


D’autres avis : Apophis sur la VO, le Chroniqueur (VO),  Gromovar, Artemus Dada, Le Maki, Lorhkan, L’Albedo, Aelinel, Au Pays des Cave Trolls, Yuyine, L’Imaginarium électrique, le chien critique, L’Ours inculte, Le monde d’Elhyandra, Feygirl,


  • Titre : Les Maîtres enlumineurs
  • Cycle : The Founders
  • Auteur : Robert Jackson Bennett
  • Publication VO : 2018
  • Publication VF : 31 mars 2021 dans la collection Albon Michel Imaginaire
  • Traduction : Laurent Philibert-Caillat
  • Nombre de pages : 604
  • Format : papier et numérique

32 réflexions sur “Les Maîtres enlumineurs – Robert Jackson Bennett

  1. J’étais déjà bien motivée à le lire suite à la chronique d’Apophis et d’autres retours que j’ai vu passé, ta chronique finit d’enfoncer le clou avec le côté cité des voleurs à la lynch et le système de magie proposé. Je pense que je craquerai le jour où je tombe dessus en librairie

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  2. Je ne peux pas être lus d’accord avec toi. Je n’ai pas osé faire le rapprochement autant que toi avec la SF, le cyberpunk et le transhumanisme, car j’avais peur de manquer de clarté et de perdre le lecteur. Je suis heureuse que tu l’explicite si bien, cela traduit parfaitement mon sentiment.
    SUperbe fantasy.

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