Shiva dans l’ombre – Nancy Kress

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Il y a quelques jours, la liste des œuvres nommées pour le prix Hugo 2020 a été annoncée. Elle est consultable en suivant ce lien. Mis à part les deux titres de Ted Chiang tirés du recueil Exhalation, je n’ai lu aucun des textes sélectionnés. Vous le savez sans doute, le prix Hugo est administré par la World Science Fiction Convention dont les membres, essentiellement le fandom américain, votent chaque année pour décerner le prix dans différentes catégories : romans, nouvelles, etc. Le Hugo représente donc les goûts en matière de SF du fandom américain à un instant donné, le prix évolue avec lui et cela est juste et bon. Après, on s’y retrouve ou pas. En ce qui me concerne, cela fait plusieurs années que je ne m’y retrouve pas. Ce n’est qu’une affaire de goût personnel, d’attente à l’endroit de la science-fiction, ce genre que j’aime considérer comme une littérature d’idées. Je privilégie les textes porteurs d’idées qui n’ont pas été énoncées mille fois, avec un intérêt pour les sciences, ce qui fait de la hard-SF mon genre de prédilection. Il ne fait pas, ou plus, recette aux Hugo.

Prenons le cas Greg Egan. Pape incontesté de la hard-SF, cet écrivain majeur n’a reçu qu’un prix Hugo, il y a longtemps, pour la novella Océanique alors qu’il y a dans son œuvre des nouvelles ou des romans qui se hissent bien au-dessus de ce texte. Océanique, c’est bien mais ce n’est pas Diaspora. Prenons le cas Nancy Kress. Autrice un peu esseulée dans ce domaine dont il faut bien reconnaître qu’il a des allures de boys’ club, Nancy Kress a reçu le prix Hugo pour la novella Le Nexus du docteur Erdman, texte que je trouve mineur, alors qu’elle n’a rien reçu pour Shiva dans l’ombre. Vous vous demandiez bien où je voulais en venir, pas vrai ? Ben voilà, on y est.

Parce que j’vais t’dire, cher lecteur aux yeux emplis d’étoiles qui vient taper la causette au bar de l’épaule d’Orion : si c’est l’ivresse que tu cherches, le sense of wonder qui t’fait triper, et de la hard-SF que tu t’refiles sous le manteau, Nancy Kress elle a fait très fort avec Shiva dans l’ombre. Le texte date de 2004 et a été publié dans l’anthologie Between Worlds dirigée par Robert Silverberg. En français, c’est dans le recueil Danses aériennes composé par les Quarante-Deux et publié par les éditions Le Bélial’ en 2017 qu’on le trouve. Et c’est Pierre-Paul Durastanti, maître aux mots suaves, à la prestance sauvage et à la virilité troublante, qui l’a traduit.

Le futur est lointain et quelques siècles nous en séparent. L’humanité a fait de la science et a percé les secrets des espaces de Calabi-Yau pour se faufiler dans des tunnels permettant de se déplacer par sauts sur de très longues distances. Le vaisseau Kepler est ainsi parti explorer le centre galactique et les abords du trou noir supermassif Sagittarius A* (4,152 millions de masses solaires) qui l’occupe. Il emporte à son bord trois personnes. Il y a deux hommes, Kane et Ajit, tous deux scientifiques. Et il y a Tirzah, capitaine du Kepler et narratrice. Tirzah est un personnage féminin fort. Tirzah est un personnage féministe. Mais Tirzah est à contre-courant des héroïnes badass que la SF anglo-saxone nous livre par brouettes ces temps-ci pour coller au terme (comme si le moyen de s’affirmer contre le patriarcat était de reproduire ses travers en y accolant un prénom féminin). Pour tenir son vaisseau et la mission, Tirzah fait du tricot et baise les deux hommes à tour de rôle. Elle  contrôle son univers et pour cela elle est prête à jouer ce rôle de femme qu’ils attendent d’elle : gentille, avec juste ce qu’il faut de complaisance, et pas suffisamment maligne pour accéder aux cimes de leurs préoccupations scientifiques supérieures. Mais Tirzah est le capitaine du vaisseau et c’est elle qui détermine le cours de l’histoire. Elle va au bout de la mission.

La mission est la collecte de données qui permettraient de répondre à ce défi théorique qu’est la présence à proximité du trou noir de jeunes étoiles supermassives qui ne devraient normalement pas pouvoir s’y former. Afin d’approcher au plus près, là où les conditions extrêmes imposées par le niveau de radiation ne permettent pas la vie, une sonde habitée par les uploads numériques des trois astronautes va être envoyée depuis le Kepler. Comme dans Diaspora de Greg Egan, ou encore Riding the Crocodile. Shiva dans l’ombre est un texte intensément egannien. L’histoire va diverger en deux branches : il y aura celle à bord du Kepler et celle à bord de la sonde ; celle des humains et celle de leurs doubles numériques. Les directions qu’elles vont prendre sont diamétralement opposées. Les deux récits opèrent sous l’ombre tutélaire de Shiva, à la fois dieu de la création et de la destruction. A bord du Kepler, en retrait, la rivalité entre les deux chercheurs va prendre des proportions dramatiques, car la science est faite par des hommes, irrationnels et faillibles. A bord de la sonde, au coeur de l’action, les radiations vont petit à petit détruire la personnalité des uploads, ce qui va redistribuer les cartes. La partie se joue entre les bras de la galaxie qui, tels ceux de Shiva, se déroulent en dansant entre matière blanche et matière sombre. Sa résolution, dans sa dimension à la fois cosmique et confinée, sonne comme une réponse à la tentation mystique qu’on trouve dans des œuvres comme 2001 l’odyssée de l’espace.

A la suite de la nouvelle Le Sauveur, qui ouvre ce recueil, je découvre chez Nancy Kress une angoisse existentielle qui, si elle ne s’exprime pas aussi violemment que chez Peter Watts par exemple, n’en est pas moins présente et projette ses ombres. Ici à nouveau, elle questionne la capacité de l’humanité à produire autre chose que son propre déclin. Avec Shiva dans l’ombre, Nancy Kress se déclare comme autrice de hard-SF de premier plan. Le texte est magistral. Sidérant disent même certains.



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