Vie™ – Jean Baret

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Je n’ai pas lu Bonheur™ à sa sortie, il y a un an chez Le Bélial’, car le cœur ne m’en disait pas ; je suis las des dystopies, voyez-vous ? Mais j’ai lu Vie™. La raison de cette palinodie ? L’homme précéda le roman. J’ai lu Vie™ de Jean Baret parce que j’ai rencontré Jean Baret. Si Vie™ de Jean Baret est une dystopie, Jean Baret dans la vie est quelqu’un qui en a quelque chose à foutre.

Dans sa lettre à Verboeckhoven du 23 octobre 1869, Isidore Ducasse écrivait : « J’ai chanté le mal […] Naturellement, j’ai un peu exagéré le diapason pour faire du nouveau dans le sens de cette littérature sublime qui ne chante le désespoir que pour opprimer le lecteur, et lui faire désirer le bien comme remède. Ainsi donc, c’est toujours le bien qu’on chante en somme, seulement par une méthode plus philosophique et moins naïve que l’ancienne école ».

Pour concevoir la trilogie Trademark (Bonheur™, Vie™, Mort™),  Jean Baret s’est inspiré du philosophe français Dany-Robert Dufour qui fait de l’ultralibéralisme la troisième grande impasse idéologique du XXe siècle, après le nazisme et le stalinisme, et considère vidées de tout sens les trois sphères fondamentales de la vie humaine que sont le travail, les loisirs, et l’amour. La quête du sens est au cœur du roman Vie™ dans un univers futuriste qui en est totalement dépourvu.

Tous les matins, X23T800813E616 émerge de son TED™, sorte de cuve régénératrice emplie d’un gel nutritif qui lui sert de lit, et suit scrupuleusement ses trois premiers réflexes : mettre ses lentilles AugEyes™ et ses prothèses auditives AugEars™ et se connecter au cyberespace qui lui permet de travailler et interagir socialement avec le reste du monde. Son travail consiste à faire tourner des cubes qui changent de couleur. Pour interagir avec autrui, X23T800813E616 a choisi le nom de Sylvester Staline. Tous les soirs, Sylvester Staline se plante un pistolet dans la bouche et tire.

Jean Baret abuse – mais c’est pour la bonne cause – de l’anaphore et de l’épiphore, ces figures de style qui consistent à répéter un mot ou une phrase en début et en fin de vers. Chaque chapitre du livre invoque le spectre de l’éternel recommencement à l’échelle d’une journée. Celles de X23T800813E616 sont invariablement rythmées par sa sortie du TED™, ses trois premiers réflexes, ses cubes qui tournent, ses loisirs, et son suicide. Car il ne faudrait pas confondre Sylvester Staline avec quelqu’un qui en a quelque chose à foutre : autre épiphore qui accompagne le lecteur à travers l’ensemble du roman et qui, si elle semble dénuée de sens, telle un mantra usé à la corde, au début du texte, en acquiert un qui s’affirme suivant le contexte et l’évolution du personnage. Le procédé s’avère non seulement efficace mais aussi très malin.

L’univers qu’habite Sylvester est formaté et égalitaire. L’humanité a atteint le stade ultime de son développement. La perfection. Comme tout citoyen, il est né en éprouvette dans une baby factory automatisée. Comme tout citoyen, il occupe une pièce de 8 m2 dans une tour sans fenêtre. Il ne manque de rien et sa vie est longue. Son TED pourvoit à sa nutrition et à sa santé – et dans le cas de Sylvester,  à sa résurrection quotidienne pour cause de suicides répétés. Comme tout citoyen, il dispose de crédits affectés à son temps de repos, de loisir, d’amour, et d’amitié, qu’il doit dépenser de façon équilibrée. Son travail lui permet de gagner des primes et des achievements, comme autant de médailles de mérite. Dans l’univers qu’habite Sylvester tout s’achète. L’amour, c’est-à-dire le sexe en réseau par l’intermédiaire de sextoys, l’amitié qui se vend à l’heure, et les loisirs qui consistent en des jeux ou des reconstitutions hystériques et des films en 3D. Tout ceci n’existe bien sûr que virtuellement. C’est la beauté de la chose et fuck la morale, le bien et le mal. Il n’y a aucune limite aux divertissements ou aux pratiques sexuelles puisque de toute façon il est impossible de faire du mal à quelqu’un. Si sodomiser un vélociraptor déguisé en officier nazi est votre truc, be my guest ! À plusieurs, c’est mieux. Sylvester n’a jamais de contact physique avec une autre personne. Il ne sort même jamais de son appartement. Pour quoi faire ? Dans l’univers qu’habite Sylvester, tout est géré par des algorithmes au service de l’humanité. Il n’a aucunement besoin de penser à quoi que ce soit, et il ne faudrait de toute façon pas confondre Sylvester avec quelqu’un qui en a quelque chose à foutre.

Ses suicides vont tout de même déclencher l’intervention d’un algorithme qui va lui proposer de suivre un séminaire de nihilisme. Comprenant que la vie n’a strictement aucun sens, Sylvester Staline va devenir Zara Foutra, prophète nihiliste qui va se révolter pour se libérer de la dictature des algorithmes.

Ce n’est pas un avenir probable que Jean Baret peint dans Vie™, c’est une analyse du présent, de notre évolution en tant que société libérale, technologique et connectée, si on en pousse la logique au bout, jusqu’à la perte totale de sens. Le cyberespace, dans lequel Sylvester Staline occupe ses journées, s’inspire du métavers de Neil Stephenson décrit dans le roman Le samouraï virtuel (1992), qui lui-même a inspiré la plateforme Second Life lancée en 2003. Vous vous souvenez de ce monde virtuel dans lequel on pouvait se construire une seconde vie, interagir avec autrui, construire des villes entières, se marier, faire des achats ? On pouvait aussi s’y faire fouetter ou se joindre à des orgies. Différentes marques y ont installé des magasins, pensant qu’il s’agissait là de l’avenir. Des universités y ont ouvert des cours, et nos hommes et femmes politiques français, toujours à la pointe, y ont ouvert des bureaux de campagne en 2007. En 2008, tout le monde ou presque avait oublié Second Life. Facebook a franchi le cap des 2 milliards d’utilisateurs en 2017. Omniprésence de la publicité, des services virtuels monnayés, télétravail, triomphe du commerce en ligne, information continue, disparition du politique, réseaux sociaux cliquez sur j’aime. Etc. Internet is for porn !

Vie™ n’anticipe rien, nous y sommes à peu de choses près. Jean Baret ne fait que décrypter  l’horizon de l’idéologie dominante en place dans le monde dit développé. Celle-ci est basée sur l’acceptation heureuse par tout un chacun des mécanismes en action par le truchement de la gratification immédiate et du confort moral qu’il y a à confier la gestion de son existence à une autorité supérieure, voire algorithmique, de la même manière qu’on confie le choix de son trajet à un GPS. Aussi simplement. Pour le bonheur de tous.

L’expérience de X23T800813E616 ira à son terme. Dénouement implacable, imparable, logique.

Conclusion lapidaire

Je ne voudrais pas qu’on me confonde avec un lecteur qui en a quelque chose à foutre, mais Vie™ de Jean Baret est un puissant remède au nihilisme. Roman aussi bruyamment provocateur que froidement lucide, drôle et glaçant, il enfonce des coins entre les côtes. Il convient de le lire, avec ou sans butt plug.

Pour aller plus loin, Gromovar a réalisé une belle interview de l’auteur.


D’autres avis : Gromovar, Touchez mon blog, Yozone, Au pays des Cave Trolls, le Bibliocosme, Les chroniques du chroniqueur, Yuyine, Le chien critique, Lorhkan, La bibliothèque d’Aelinel, Les notes d’Anouchka,


Titre : Vie™
Cycle : Trademark
Auteur : Jean Baret
Éditeur : Le Bélial’
Publication : 19 septembre 2019
Nombre de pages : 320
Support : papier et ebook


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