Jardins de poussière – Ken Liu *****

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En Avril 2015, les éditions Le Bélial’ publiaient un premier recueil de 19 nouvelles de l’auteur américain Ken Liu sous le titre La ménagerie de papier. Les traductions avaient été confiées à Pierre-Paul Durastanti et la composition de l’ouvrage aux anthologistes Ellen Herzfeld et Dominique Martel, aussi connus sous le nom des « Quarante-deux ». La même fine équipe revient en cette fin de mois de Novembre 2019 avec un second recueil de 25 nouvelles du même auteur sous le titre Jardins de poussière.

J’avais déjà lu une partie des nouvelles qui y sont présentées dans leur version originale en anglais, mais je les ai redécouvertes ici dans le contexte du sommaire finement construit par les Quarante-deux. Vous ne vous en rendrez peut-être pas compte à la lecture, mais ils ont imaginé un agencement thématique des nouvelles, en dehors de toute considération chronologique, qui offre à la lecture des séquences qui flirtent avec le sublime. Les thèmes se suivent, s’interpénètrent, pivotent les uns autour des autres et se répondent. Les choix faits pour composer le sommaire participent activement à l’émergence du ressenti qui marque la lecture du recueil.  Les textes présentés appartiennent à différents sous-genres de l’imaginaire. On y trouve de la science-fiction, de la fantasy, du silkpunk, du steampunk, de l’uchronie, et de la hard-SF. Toutefois, une thématique générale se dégage de l’ensemble. Toutes ces nouvelles parlent de femmes et d’hommes qui ont en commun de refuser l’inéluctabilité du destin, le poids du passé ou la peur de l’avenir, et choisissent sciemment de suivre des voies qui transforment leur vie, et le monde qui les entoure. Ken Liu n’est pas Greg Egan, et si parfois il s’aventure en terres de hard science, son univers est avant tout humain et poétique. A ce propos, il faut saluer la traduction remarquable de Pierre-Paul Durastanti qui a su dès les premières lignes mettre en avant cette poésie qui imprègne les écrits de Ken Liu.

Il ne fait aucun doute pour moi qu’il s’agit d’une des meilleures sorties de l’année en littérature de l’imaginaire. Ce recueil est un pur chef d’œuvre. Si La ménagerie de papier avait su très majoritairement séduire son lectorat, Jardins de poussière devrait en toute logique déclencher des mouvements de foule, des évanouissements, des cris d’extase et un pic notable de la natalité.

Il serait fastidieux de détailler le contenu de chacune des 25 nouvelles qui composent le recueil. Je ne le ferai pas, préférant laisser au lecteur le loisir de les découvrir. Tout au plus vais-je dessiner quelques grandes lignes qui les traversent, mais ceci est évidemment réducteur. Ken Liu ne fait jamais dans la facilité et chacun des textes aborde plusieurs thématiques enchevêtrées pour souligner que les choses ne peuvent jamais être pensées sous un seul éclairage.

L’intention est révélée dès la nouvelle Le Jardin de poussière qui ouvre le livre et nous projette immédiatement vers les étoiles. Elle dévoile un schéma que Ken Liu va utiliser dans les textes qui vont suivre : il se saisit d’un trope de la science-fiction, ou de la fantasy, en change la perspective pour apporter un regard nouveau, sous un angle très personnel, et en révéler une facette laissée dans l’ombre. C’est son approche singulière qui fait toute la qualité de l’auteur. Première personne réveillée à bord d’un vaisseau spatial envoyé coloniser une planète potentiellement habitable, la narratrice de Le Jardin de poussière va renverser une situation délicate par un geste hors protocole qui va avoir des conséquences technologiques (par ailleurs scientifiquement crédibles) et changer la donne.

Cette question du choix se retrouve dans la nouvelle qui suit, La Fille cachée, fantasy silkpunk qui a des saveurs de Tigre et Dragon. Enlevée à l’enfance puis entrainée pendant des années pour devenir assassin, la narratrice va reformuler le destin qui lui est imposé et mettre ses talents au service d’une autre cause. Dans Bonne chasse, magistrale nouvelle steampunk qui a donné lieu à une adaptation dans la série Netflix Love, Death and Robots, la magie se trouve confrontée à l’émergence d’une société de plus en plus technologique jusqu’à disparaitre. Mais elle va renaître sous une autre forme, à travers des personnages qui eux aussi vont faire le choix de servir une cause à l’opposé de ce qu’on veut leur imposer.

Avec les trois nouvelles  Rester, Ailleurs, très loin de là, de vastes troupeaux de rennes, et Souvenirs de ma mère, nous entrons dans une séquence à tendance hard-SF qui constitue à mes yeux un des moments les plus forts du recueil. Ken Liu y étudie sous différentes facettes la question du choix face à des technologies disruptives pour l’humanité comme la digitalisation des personnalités avec d’un côté le refus dans Rester, ou l’acceptation et ses conséquences sans Ailleurs, très loin…ou encore des effets détournés du voyage relativiste dans Souvenirs de ma mère. Ce sont trois textes éblouissants.

La séquence suivante nous embarque dans le questionnement de l’histoire et des traditions dans un monde en pleine transformation. C’est un des thèmes centraux du recueil. Cette relation au passé peut se faire dans l’incompréhension, comme dans Le Fardeau qui souligne la création des mythes du passé au service du présent plus qu’au service de la vérité. Elle peut se faire dans le changement de paradigme qui, en opposition aux traditions, provoque l’émergence de nouvelles technologies, comme dans  Nul ne possède les cieux où un esprit rebelle conquiert les cieux, avec les conséquences que cela peut avoir en termes de domination.  Ou encore dans un retour aux solutions du passé pour sauver le présent, comme dans Long Courrier qui raconte le voyage en zeppelin à travers les continents. Mais lorsque la modernité s’intéresse à la tradition, ce n’est pas toujours au bénéfice de l’humain. Pour chaque nouvelle technologie qu’on peut présenter sous sa face lumineuse, il y a un revers à la médaille. La très brillante nouvelle Nœuds invite l’écriture traditionnelle dans la conception de nouvelles molécules, avec sa contrepartie qui est l’exploitation des peuples traditionnels à travers le brevetage du vivant.

Le questionnement du progrès est un autre grand thème.  Sauver la face dit que l’intelligence artificielle, conçue pour éviter les travers humains, devra nier sa raison d’être pour devenir véritablement intelligente. L’uchronie d’Une brève histoire du Tunnel transpacifique imagine une réalisation si colossale qu’elle structure le monde au point de modifier profondément l’histoire du XXe siècle. Mais le rêve ne s’accomplit pas sans conséquences en matière de droit et de dignité humaine. Il faut reconnaître qu’avec Ken Liu, on rigole rarement. Mais il y a des nouvelles qui font plus mal que d’autres. Empathie byzantine fait partie de celles-là. Elle nous parle de deux amies qui ont des idées bien arrêtées et divergentes sur l’aide humanitaire. L’utilisation de la réalité virtuelle va changer la donne en permettant aux utilisateurs du monde entier de « vivre » les drames humanitaires, de voir la cruelle réalité des conflits, empêchant ainsi une rationalisation de l’empathie. Comme toujours, Ken Liu évite le manichéisme et fournit des arguments aux deux parties.

Dolly, la poupée jolie et Animaux exotiques sont des contes cruels sur le devenir des créations de la technologie humaine lorsque celle-ci s’absout de tout questionnement éthique. Vrais visages et Moments privilégiés vont précisément soulever cette question de l’éthique en pointant les conséquences inattendues et néfastes de technologies pensées a priori comme solutions enviables aux problèmes. A trop vouloir bien faire…

Puis arrive le bouquet final, celui qui nous renvoie vers les étoiles. Car si Ken Liu est en général assez pessimiste, il est aussi porteur d’espoir, un espoir désespéré qui vise l’infini. Imagier de cognition comparative pour lecteur avancé, La Dernière semence, Sept anniversaires et Printemps cosmique viennent clore le recueil de la plus belle des manières. Ces textes sont liés par le regard qu’ils portent vers le ciel et l’avenir lointain, et dans la poésie inhérente à cette rêverie qui pousse le sense of wonder  très loin. Sept Anniversaires est une nouvelle magistrale, une véritable lettre d’amour à la SF. Dans Printemps cosmique Ken Liu nous propose de la hard-SF cosmologique. La nouvelle raconte ni plus ni moins que l’histoire de l’univers.

Ken Liu est un géant. Dans Jardins de poussière il fait œuvre de science-fiction. Il interroge le présent à la lumière du passé et porte un regard critique sur l’avenir. Il y entrevoit des solutions, refuse les banalités et la facilité mais interroge encore et encore, dévoilant les failles et les dangers.  Il confronte l’humain à sa nature profonde, le ramène à sa dimension, le tabasse puis lui montre les étoiles et la poésie du monde. Du grand art.


D’autres avis ? Aldaran, nevertwhere, Les Chroniques du chroniqueur, Au Pays des Cave Trolls,


Titre : Jardins de poussière
Auteur : Ken Liu
Traducteur : Pierre-Paul Durastanti
Anthologistes : Ellen Herzfeld et Dominique Martel
Éditeur :  Le Bélial’, collection Quarante-deux
Publication : 21 Novembre 2019
Nombre de pages : 544
Support : papier et ebook

Sur le site de l’éditeur : Jardins de poussière


28 réflexions sur “Jardins de poussière – Ken Liu *****

  1. J’ai survolé ta chronique pour ne pas trop en apprendre mais je suis ravie de savoir que la qualité est au rendez-vous. Bon je vais l’acheter et m’arranger pour que Monsieur le dépose au pied du sapin, ça me fera un beau cadeau 😀

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  2. je me le suis offert il y a quelques jours, ça sera un duo chinois pour moi en cette fin d’année ( lui cixin  » la forêt sombre » et celui-ci ) d’autant plus qu’il sera mon premier recueil de nouvelles ( je sais, je me soigne ! ) cela me donnera peut être l’envie d’en lire davantage.

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  3. Une jolie découverte ce Ken Liu. La lecture est agréable. Ce n’est pas spectaculaire, mais beau, raffiné poétique et ça fait réfléchir. Mais ce que j’ai le plus aimé c’est la concision de l’auteur. Que ça fait du bien de ne pas lire un bouquin qui s’étale en longueur pour tout expliquer et tout décrire… et qui ne llaisse rien à l’imagination. Ken Liu sait expliquer juste ce qu’il faut pour comprendre. Il sait admirablement bien doser le niveau. Ca m’a changer de Latium de Lucazeau ! Alors le format de nouvelles y joue certainement pour quelque chose (ça demande de la concision) mais quand même. Il n’y a rien d’inutile dans son écriture. On a un sentiment d’efficacité !
    Merci pour cette recommandation !

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