L’Amalgame [1/2] : Riding the Crocodile, Glory, Hot Rock – Greg Egan

oceanic

Je les entends ces petites voix qui, derrière les murs, derrière les portes, colportent et médisent, comme quoi l’épaule d’Orion c’est plus ce que c’était, y s’ramollit, à force de fréquenter les salons parisiens et les événements mondains, y lit même de la fantâââsie main’nant. Oh, on se calme ! On va parler de hard-SF. Plus précisément, on va parler du pape de la hard-SF, Greg Egan. Et ce ne sera pas un mais deux articles que je vais consacrer à un cycle très largement méconnu en France, l’Amalgame, faute d’avoir été traduit. Ce cycle est composé de trois nouvelles Riding the Crocodile (2005), Glory (2007) et Hot Rock (2009) ainsi que d’un roman, Incandescence (2008). Parmi ces textes, seule la nouvelle Glory a été traduite et publiée chez Bragelonne en 2012 sous le titre Gloire. Elle est disponible en format électronique dans la collection Brage. Les autres textes sont inédits en français. Dans ce premier article, je ne vous parlerai que des trois nouvelles, pour préparer le terrain. Le second article sera consacré au roman. J’ai choisi ce découpage, tout d’abord pour ne pas publier un article trop long, mais aussi parce qu’il est appréciable d’avoir lu les nouvelles, et surtout Riding the Crocodile, avant de s’attaquer au roman, et parce que les nouvelles sont infiniment plus accessibles. On peut les trouver regroupées dans le recueil Oceanic publié chez Gollancz en 2009, qu’il ne faut pas confondre avec le recueil Océanique publié chez Le Bélial’ aussi en 2009 et qui ne contient pas les mêmes nouvelles. Oui, je sais, c’est compliqué, mais moins que ce qui va suivre.

L’amalgame

L’Amalgame est un cycle singulier dans l’œuvre de Greg Egan. D’un point de vue conceptuel, il rappelle la Culture de Iain M. Banks. L’auteur nous emmène un million d’années dans le futur et construit un univers dans lequel mille et une histoires pourraient être écrites. On est dans ce qui se rapproche le plus du space opera chez l’auteur australien. Voyez plutôt : des centaines d’espèces intelligentes, dont l’humanité, ont fusionné en une seule civilisation, l’Amalgame. Comme Egan l’explique, ce miracle culturel est rendu possible par le fait que les variations au sein d’une même espèce sont largement aussi nombreuses que celles entre espèces. En passant, Egan met ici l’air de rien un grand coup de pied dans l’édifice branlant des théories racistes qui pullulent chez nous. Les deux autres piliers de la constitution de l’Amalgame sont économiques et technologiques. L’Amalgame est porté par une économie post-pénurie, comme la Culture. C’est un monde dans lequel rien ne manque à personne. C’est aussi un monde transhumaniste dans lequel le développement technologique a permis la digitalisation des consciences et la quasi-immortalité des individus, à la manière des polis dans Diaspora. L’amalgame est pacifiste et la non-agression entre espèces est un principe de base. Le meurtre n’a aucune utilité lorsque quiconque dispose de back-ups. Les différentes espèces collaborent donc et échangent connaissances et technologies. L’Amalgame, c’est le bien.

L’Amalgame est grand. Il occupe tout le disque de la Voie Lactée. Cela a pour conséquence de dilater le temps car les déplacements sont soumis à l’impossibilité de voyager plus vite que la lumière. Oubliez les portails et autres machins exotiques, chez Egan l’idée de se balancer dans un trou noir pour essayer de le traverser est risible, et mortelle. Les voyages dans l’Amalgame prennent donc du temps, beaucoup de temps et l’immortalité est utile. Dans le meilleur des cas, on peut envoyer de la matière à quelques fractions de la vitesse de la lumière en accélérant longtemps. Encore faut-il être capable de ralentir avant d’arriver à destination, sinon paf ! C’est long et ça consomme beaucoup d’énergie. Egan propose une solution élégante pour voyager lorsqu’on peut se digitaliser à loisir. Il suffit de vous envoyer sous forme de rayonnement gamma pour bénéficier d’une bande passante qui permet le transfert d’une grande quantité de données en un minimum de temps. Et lorsqu’on ne dispose pas de récepteur là où on veut aller parce qu’on souhaite explorer un endroit éloigné de toute présence amie, il suffit de demander à deux ou trois planètes de l’Amalgame situées dans le secteur d’envoyer à grande vitesse chacune une partie de la machinerie nécessaire et faire se rencontrer les morceaux de façon à ce que la collision assistée par champs magnétiques leur permette de ralentir rapidement sans avoir à utiliser de carburant. Une fois en place, les machines s’activent pendant quelques années pour vous préparer un point de chute et il ne vous reste plus qu’à vous transférer. Vous serez à destination dans quelques milliers d’années.

Et comme il faut bien qu’il y ait un ressort scénaristique pour y poser des histoires, il existe des civilisations qui ne font pas partie de l’Amalgame, et la rencontre avec ces mondes, comme dans le cycle de la Culture, est l’occasion de perturbations culturelles et politiques. C’est le sujet des deux nouvelles Glory et Hot Rock. Toutefois, le souci principal de l’Amalgame est le centre de la Galaxie, le Bulge, qui est occupé par la civilisation des Aloofs (les distants) avec laquelle l’Amalgame n’a aucun contact et qui ne laisse entrer personne. Toutes les sondes automatiques envoyées vers le Bulge ont été retournées à l’envoyeur sans dommage mais vides de toutes données. Il n’existe aucune trace physique ou biochimique de l’existence des Aloofs. La seule preuve est que quelque chose renvoie les sondes. Le mystère entourant les Aloofs est le sujet de la nouvelle Riding the crocodile.

Riding the Crocodile (2005)

« In their ten-thousand, three hundred and ninth year of marriage, Leila and Jasim began contemplating death. »

Une des conséquences de l’immortalité pour Greg Egan est l’ennui. L’idée avait déjà été évoquée dans la nouvelle Border Guards (1999) (Gardes-frontières dans le recueil Océanique). Leila et Jasim ont déjà parcouru une douzaine de mondes, vécu plus d’une dizaine de milliers d’années et commencent à s’ennuyer. Ne voyant pas l’intérêt de parcourir d’autres mondes qui de toute façon se ressemblent un peu tous, l’Amalgame ayant gommé les différences, ils décident de quitter la vie non sans se lancer une dernière fois dans une aventure audacieuse où il faudra tout risquer. Une sorte de suicide avec panache. Ils vont tenter d’explorer le Bulge. Pour cela, ils se rendent tout d’abord à Nadeek, en bordure de Bulge. C’est un voyage de 10000 ans. Là, ils vont observer une anomalie dans la décroissance d’un état excité d’un isotope du fluor qui révèle l’existence d’un faisceau directionnel de rayons gamma et donc d’une communication au sein du Bulge. C’est la première preuve directe de l’existence des Aloofs. 50000 ans plus tard la nouvelle a fait le tour du disque et de nouvelles observations sont menées tout autour du disque galactique. Mais pour Leila et Jasim, ce n’est pas suffisant. Il faut s’y rendre. Ils trouveront le moyen de le faire. Riding the Crocodile, en plus d’être un sommet de hard-SF, explique le contexte et les bases de l’Amalgame. Sa lecture avant d’attaquer le roman est donc plus que recommandée.

Mise à jour : La nouvelle a été traduite en français et publiée dans la collection Une heure Lumière chez Le Bélial, sous le titre À dos de crocodile.

Glory (2007)

« After three months’ work, two small fusion-powered spacecraft sat in the snow. Each one held a single occupant, waking for the first time in their freshly minted bodies, yet endowed with memories of an earlier life. »

Ailleurs, à un autre moment, Joan et Anne sont envoyées vers un système qui n’appartient pas à l’Amalgame pour étudier les mathématiques avancées d’une civilisation ancienne, les Niahs, qui s’est développée pendant trois millions d’années avant de disparaître sans jamais semble-t-il avoir maitrisé le vol spatial. Le système est désormais occupé par la civilisation des Noudah. Leur planète est divisée en 11 entités politiques mais deux nations sont dominantes et adversaires : Tira et Ghahar. Les premières pages décrivant l’envoi de nanotechnologies à travers les étoiles (littéralement) valent leur pesant de neutrons. Joan et Anne se matérialisent sur Baneth, la lune d’une géante gazeuse dans le système. Anne va se rendre sur le territoire de Tira et Joan sur celui de Ghahar. Malheureusement, l’arrivée de ces entités extra-noudahesques va alimenter les tensions entre les deux nations belligérantes. Cette nouvelle est à mon avis la plus faible des trois. Lorsque je l’ai lue la première fois, quand est sortie la traduction de Bragelonne, je ne connaissais pas les autres textes du cycle et je dois avouer ne rien avoir compris. Remise dans le contexte de l’Amalgame, elle fait sens.

Hot Rock (2009)

« In mid-stride, her mind had been copied from the processor that sat within her birth flesh, encoded into gamma-rays, and transmitted across fifteen hundred light-years. »

Azar quitte son monde natal de Hanuz pour voyager, sous forme de faisceau gamma toujours, vers la station d’observation Mologhat en orbite autour de la planète Tallulah. Celle-ci est une planète orpheline qui n’orbite pas d’étoile mais dérive dans l’espace interstellaire depuis au moins 6 milliards d’années et qui, malgré cela, possède une atmosphère et de l’eau liquide en surface. La radioactivité naturelle de la croûte ne peut expliquer l’apport de chaleur nécessaire pour maintenir la planète à la température observée. L’émission de neutrinos ne correspond à aucune signature de fusion ou de fission nucléaire connue. Plus intriguant encore, la chaleur de la croute n’est pas distribuée uniformément mais diminue vers les pôles et oscille de manière saisonnière. Azar, qui est d’origine humaine, retrouve sur place Shelma, qui est d’une autre civilisation de l’Amalgame. L’exploration par les deux scientifiques de la planète est l’occasion pour Egan d’explorer des biologies possibles et les différentes formes de vies dont certaines très exotiques, comme il l’avait fait dans Diaspora. En voulant pousser leur exploration, Azar et Shelma vont découvrir que la planète est occupée par une forme de vie intelligente et avancée mais leur apparition va provoquer de graves tensions entre tenants de différentes philosophies avec des conséquences dramatiques. Cette nouvelle, la plus longue, est remarquable par la multiplicité des thématiques qu’elle aborde. Si elle n’a pas l’élégance poétique de Riding the Crocodile, elle n’en est pas moins ma préférée des trois.

Maintenant que vous savez tout sur l’Amalgame, le prochain article sera consacré au roman Incandescence, et là, fini de rigoler. On va entrer dans le dur qui fait mal.



38 réflexions sur “L’Amalgame [1/2] : Riding the Crocodile, Glory, Hot Rock – Greg Egan

  1. Bonjour,

    Je viens de finir de lire Riding the Crocodile dans la traduction sortie hier dans la collection Une Heure Lumière. C’est en effet du très bon Greg Egan, meilleur pour moi que ses récentes compositions, même si certaines nouvelles de Instantiation (comme les 3 concernant Bit Players) sont aussi très bonnes. Espérons que les traductions de Glory et Hot Rock suivront bientôt même si généralement je lis tous les livres en VO (mais là, j’ai zappé le recueil Océanique).

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    1. oups il faut lire Oceanic et non Océanique qui n’a rien à voir avec le recueil anglais). J’ai toujours du mal à comprendre certaines décisions éditoriales sans parler de traductions de titres parfois pas très heureuses).

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    2. Je suis tout à fait d’accord. Avec le cycle de l’Amalgame, on est dans du Greg Egan de haut niveau. Et c’est bien la raison pour laquelle il m’avait semblé important de présenter ce cycle dans son ensemble. Je suis très content que Le Bélial’ ait répondu à l’appel ! 😉

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  2. Dans la foulée lu aussi « Toutes les saveurs » de Ken Liu sorti dans la même collection en même temps que « A dos de crocodile ». J’ai l’impression que le Bélial veut publier toutes les nouvelles de Ken Liu ce qui serait largement mérité et pourrait amener plus de lecteur vers cet auteur important.
    J’avais lu il y a quelque temps le texte en VO dans « The paper managerie », c’est aussi une bonne nouvelle (plus historique mais ce n’est pas pour me déplaire).

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      1. Ca c’est bon même si je préfère en général ses nouvelles. Ca veut dire qu’ils vont aussi traduire par exemple Schild’s Ladder (évidemment ca risque de n’être lu que par un public averti vu sa difficulté) et Incandescence ?

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          1. Alors, quelques achats en perspective en particulier la traduction de Distress et Quarantine (que j’ai lus en VO, Quarantine dès sa sortie). J’espère d’ailleurs qui’ls ne vont pas garder les titres français actuels.

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  3. Ce matin, j’ai fini la lecture de cette nouvelle ; toujours aussi jouissif à lire Egan. Un de mes auteurs préférés, si ce n’est le numéro un, mais là je suis très très subjectif. En ce moment océanique et expiration (Ted Chiang) sont mes livres de chevet. J’oscille entre les deux. Merci pour la mise en perspective des autres textes du cycle de l’amalgame. Je vais devoir continuer sur ma foulée et lire les autres titres. Enfin, quel bonheur d’apprendre que Bélial’ a racheté les droits de tous les romans de Greg Egan. JJe vais pouvoir étoffer ma bibliothèque. Je te rejoins que Schild’s Ladder ne va pas être une simple affaire, mais bon je ne désespère pas. Au passage, c’est le sommet que l’un des pères de la gravité à boucle, Carlo Rovelli utilise le schéma de ce livre dans son livre par-delà le visible.

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      1. Oui Rovelli cite aussi chaleureusement Schild’s Ladder (avec Blue Mars de Robinson) dans « Quantum Gravity » qui est disponible en Draft sur la toile (Notes bibliographiques du chapitre 1).

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  4. Pour continuer avec Greg Egan qui a lu son dernier ouvrage, The Book of All Skies ?
    C’est dans la veine de Dichronauts, un peu meilleur peut-être sans être vraiment transcendant.

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      1. Alors ca risque de ne pas passer. Je n’ai pas non plus aimé Dichronauts et avec ce dernier roman je suis aussi resté sur la ma fin avec l’impression que tout du moins dans ses romans il se répète un peu trop avec les mêmes schémas d’idées et d’écriture.

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  5. je viens de finir « À dos de crocodile » , outre l’émerveillement habituel dans les écrits d’Egan, j’y ai retrouvé son humanisme, et ses réflexions philosophiques qui émaillent le récit. Finalement cette réflexion fondamentale à mon sens, les extraterrestres ne sont ni agressifs ni bienveillants, ils ne veulent simplement pas être en contact. J’ai hâte de lire d’autres nouvelles du cycle de l’Amalgame. Egan est décidément l’un de mes auteurs favoris avec F Herbert. Merci encore de me l’avoir fait découvrir.

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  6. Salut,
    Vu tout le bien que tu penses des œuvres de Greg Egan, que confirme Apophis, j’ai décidé de m’y mettre d’autant que j’aime la hard SF. Par quel(s) livre(s) tu me conseilles de commencer ? Sachant que j’ai A dos de crocodile et Diaspora sur ma pal et que pour un début je vais sans doute privilégier ses lectures les moins exigeantes. Merci.

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    1. Diaspora est excellent mais complexe. Pour commencer Egan, je conseille toujours de lire ses recueils de nouvelles en premier : Axiomatique, Océanique et Radieux. En roman, des textes comme Isolation par exemple sont assez accessibles.

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