Semiosis – Sue Burke

semiosis

Semiosis est le premier roman de Sue Burke, et c’est un roman de science-fiction. C’est quoi un roman de science-fiction ? On peut penser comme Norman Spinrad que la science-fiction est l’ensemble de ce qui se vend sous le nom de science-fiction. Certains n’y voient qu’un simple genre littéraire, d’autres la confondent avec l’anticipation. En ce qui me concerne, je considère la science-fiction comme un laboratoire d’idées dont l’objet d’étude n’est pas le futur mais l’altérité. De mon point de vue, les récits de science-fiction sont une mise en scène de l’altérité, une théâtralisation de la possibilité de l’étrangeté.

L’idée n’est pas nouvelle, elle est même assez répandue. Jean-Marc Gouanvic parlait ainsi de la science-fiction comme d’une « poésie de l’altérité » (Imagine, 14, 1982). L’altérité est un concept qui se rapporte à la relation à autrui. Autrui restant à définir. Les auteurs de science-fiction ont depuis longtemps fait grandir la notion de ce qui est autre. L’inquiétante étrangeté freudienne, devenue sense of wonder parce que « même pas peur ! », peut ainsi s’éprouver envers l’homme, l’animal, le transhumain, le cyborg, l’intelligence artificielle, une culture et aussi évidemment l’extraterrestre, voire d’autres planètes, des univers parallèles, des temps alternatifs, le divin, et le futur (1). Certains auteurs sont allés très loin dans cette exploration (Solaris de Stanislas Lem, Diaspora ou Radieux de Greg Egan, Vision aveugle de Peter Watts, Children of Time et Children of Ruin d’Adrian Tchaikovsky…)

Semiosis est donc un roman de science-fiction. Il raconte en sept chapitres, sur sept générations, en 107 ans, la colonisation d’une planète étrangère par un groupe d’humains. Le mot sémiose renvoie à la linguistique, plus précisément à la sémiologie, et désigne la production d’un signe et de son évolution en fonction du contexte, pour faire court. La communication sous diverses formes est une préoccupation au cœur du récit. La planète est plus ancienne que la Terre d’un milliard d’années, et l’évolution l’a garnie d’une flore et d’une faune dotées d’intelligence, à différents degrés (les tulipes sont stupides, les bambous sont géniaux, et les chats sont des chats.) Pour survivre, la communauté humaine qui se crée va devoir s’adapter à son environnement, comprendre la planète et ses habitants, faire l’expérience de l’altérité.

Cinquante personnes sont arrivées en vue de Pax, planète orbitant une étoile dans la constellation des Gémeaux, après 158 ans de voyage en hibernation, dans le but de fonder une colonie humaine sur cette planète étrangère. Ils ont fui les guerres et les catastrophes écologiques. Sur Pax, ils ne sont plus que 31, 19 personnes ayant péri dans divers accidents, dont beaucoup avant même d’avoir pu toucher le sol de la planète. Il y a là un truc qui cloche : 50 personnes, le nombre est trop faible pour envisager constituer une colonie,  en tout cas une colonie qui pourrait survivre plusieurs générations sans produire des débiles congénitaux (2).  Dans le roman toutefois, ce n’est pas le matériel génétique qui va immédiatement leur faire défaut, c’est la main d’œuvre. Il aurait peut-être fallu y penser avant de partir ! On passera sur ces prémices un peu bancales pour apprécier le fait que le nombre limité de personnes œuvrant à l’installation de la colonie sert la dimension dramatique. Burke installe les colons dans une économie de pénurie, immédiatement tournée vers la survie. Les machines amenées de la Terre vieillissent, tombent en panne, et l’absence de minerai de fer sur la planète force la régression technologique et la nécessité d’interactions viables avec l’écosystème de Pax. Il faut se réinventer.

Rapidement, les humains vont comprendre que l’espèce dominante sur Pax, le maître des lieux, n’est pas animale mais végétale et plus précisément un bambou. Les rapports seront d’abord conflictuels et il faudra attendre la seconde génération de colons, celle qui est née sur Pax et ne connait pas la Terre, pour que la communication s’instaure entre la colonie et l’intelligence végétale qui sera nommé Stevland. C’est un point clef dans le récit de Sue Burke : il faut oublier la Terre des ancêtres pour pouvoir s’adapter à cet environnement étranger,  se construire une nouvelle culture, et changer les référents qui vont alimenter la sémiose. Le roman n’est pas sans évoquer à maints égards le Kirinyaga de Mike Resnick. Mais la grande idée, son originalité, celle qui distingue le roman, est l’interaction entre les humains et le monde végétal incarné par Stevland, lui-même connecté aux autres espèces de Pax. Cette interaction se fait à travers un lien de dépendance, une symbiose propre aux écosystèmes en recherche d’équilibre. Il est ainsi captivant de lire la biologie et la biochimie à l’œuvre. En 2019, on commence tout juste à essayer de comprendre les interactions entre plantes, la communication interespèce. C’est un domaine fascinant et Sue Burke n’hésite ici pas à s’en saisir et à verser dans la hard-SF.

On pourra toutefois regretter que l’ambition théorique de la proposition de Sue Burke soit contrariée par un manque d’ambition appliquée. Les sept chapitres abordent des thématiques différentes, politiques et sociales, illustrant la construction d’une nouvelle société humaine qui n’échappe pas aux meurtres, aux luttes de pouvoir, à la montée des extrémismes. Ils couvrent un large spectre de relations, du mutualisme au génocide. Le parcours se révèle toutefois pédestre, voire poussif en certaines occasions, et tous les chapitres ne se valent pas. Malgré la présence occasionnelle de personnages récurrents d’un chapitre à l’autre, le fil narratif disjoint avance par ellipses et inévitablement produit une distance émotionnelle. Adrian Tchaikovsky avait habilement contourné ce problème dans son roman Children of time en attribuant aux individus de chaque génération des noms et des traits de caractères identiques, si bien que le lecteur suivait comme un seul individu une filiation sur des milliers d’années. De plus, le livre montre un certain déséquilibre entre le traitement audacieux de la flore et celui plus léger de la société humaine. Sue Burke réussit mieux les plantes que les humains.

Enfin, l’autrice enferme son exploration dans un cadre trop contraignant pour lui permettre de s’envoler véritablement. En d’autres termes, le livre est trop petit. Géographiquement, tout d’abord. Le terrain exploré a la taille d’une vallée alors que la planète est vaste. Semiosis n’acquiert pas la dimension du planet opera qu’il aurait pu être. Démographiquement, ensuite. Le faible nombre d’individus en interaction restreint grandement les possibilités. Stevland est bien seul face à cette poignée d’humains. Et lorsque dans les derniers chapitres du livre apparaît une troisième espèce, là encore elle se présente sous la forme de quelques individus en haillons, peu à même d’endosser le rôle d’alternative crédible pourtant promise. Temporellement aussi, car 107 ans, c’est finalement très court pour établir une société et en tester le modèle. Structurellement, enfin. L’exposé est long entre le premier pas posé à la surface de Pax et le final où le pacifisme revendiqué de la communauté est battu en brèche et où les fondements mêmes de la colonie sont attaqués. A la fin, bien des questions restent sans réponse. Il y aura une suite, Interference, dont la publication en VO est prévue en Octobre.

En conclusion

S’il montre des limites, le premier roman de Sue Burke n’en est pas moins fort recommandable. Semiosis est un vrai roman de science-fiction qui se livre à l’exercice de l’utopie à l’heure où les rayonnages du genre sont envahis par les dystopies plus déprimantes les unes que les autres. Dans son approche de l’altérité, il va non seulement s’intéresser à des formes de vie peu considérées habituellement en SF, mais aussi prétendre que la coopération est souhaitable et possible. Alors certes, pour le lecteur aguerri de science-fiction, ce premier roman manquera d’ambition et d’un soupçon de sense of wonder. Mais si un ami, un parent, un jour vous demande de quoi parle la science-fiction, vous pourrez toujours lui tendre Semiosis et lui dire : ça parle notamment de ça.


Notes :

(1) Richard Saint-Gelais (Etudes littéraires, 30, 1997) souligne que le concept d’altérité au centre du projet science-fictif peut être contrarié par certaines stratégies de lecture « au premier chef, par la lecture allégorique (ou plutôt allégorisante) qui veut voir dans maints textes une métaphorisation de certaines données socio-politiques actuelles. » Mais c’est un autre débat. (retour au texte)

(2) En 1980 le généticien australien Ian Franklin suggérait qu’une population de 50 serait suffisante pour éviter les problèmes de congénialité mais qu’une population de 500 serait nécessaire pour éviter les dérives génétiques aléatoires. En 2002, l’anthropologue américain John Moore de l’université de Floride avait calculé qu’une population de 160 individus serait viable. Mais d’après l’anthropologue Cameron Smith de l’université de Portland, dans un article publié dans le journal Acta Astronautica en 2014, il faut plutôt une population entre 20.000 et 25.000 hommes et femmes pour disposer d’une diversité génétique suffisante pour pouvoir se développer. En dessous de 5000 individus, les espèces vertébrés s’éteignent. (retour au texte)


D’autres avis : Le Culte d’Apophis, Quoi de neuf sur ma pile, Reflets de mes lectures sur la VO, et sur la VF,  Just a word, Un papillon dans la Lune, Chut…Maman lit, les lectures du MakiAu pays des Cave Trolls, les chroniques du chroniqueur, l’Albedo, La grande bibliothèque d’Anudar, Lorhkan, Livrement, Les blablas de tachan, Sur mes Brizées, Elhyandra, PatiVore,


Titre : Semiosis
Auteur : Sue Burke
Traduction : Florence Bury
Publication : 4 Septembre 2019 chez Albin Michel Imaginaire
Nombre de pages : 448
Support : ebook et papier


36 réflexions sur “Semiosis – Sue Burke

  1. Excellente critique. Pour l’instant, nous sommes tous d’accord sur ce bouquin : recommandable, mais qui aurait pu (voire dû) être beaucoup plus. Reste à voir la suite en VO fin octobre, en effet. Je la lirai, pour ma part.

    Aimé par 1 personne

        1. Si je peux me permettre d’intervenir, c’est possible à faire sous WP sans plugin en éditant le code html de votre article et en utilisant des balises « a name » (voir une application avec exemples ici : https://fr.forums.wordpress.com/topic/notes-de-bas-de-page/).

          Sinon il existe des plugins accessibles. Si vous utilisez la plateforme WP.com, dans /wp-admin/plugin-install.php il faut chercher footnote. Sinon, il faut télécharger manuellement le plugin et l’installer : https://fr.wordpress.org/plugins/search/footnotes/. Comme on peut le voir, il y en a plusieurs mais je n’en ai testé aucun.

          Aimé par 2 personnes

  2. bien qu’ aguerri (enfin je crois, sans prétention) cela semble très intéressant, donc direction ma pile à lire…dès qu’il arrivera de ce côté de l’Atlantique. Et j’aime assez les premiers romans où l’auteur met beaucoup de lui même.

    Aimé par 1 personne

        1. La comparaison avec le roman de Tchaikovsky est inévitable, je crois. Mais quoi qu’il en soit, fais pas ta tulipe ! (Je crois que ça va rester comme l’expression de la rentrée ça, c’est trop bon) :-)))

          J’aime

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.