Abimagique – Lucius Shepard

abimagique

Le 29 Août sortent trois nouveaux titres dans la collection « Une Heure-Lumière » aux éditions Le Bélial’, indispensable collection dédiée aux textes courts d’une centaine de pages. Le premier, et vingtième titre de la collection, est Acadie de Dave Hutchinson, dont je vous avais parlé très positivement lors de sa sortie en VO. Le second, vingt et unième UHL, est L’enfance attribuée de David Marusek. Si vous êtes un habitué de ce blog, vous savez que je n’ai de cesse d’encenser cet auteur et je vous avais parlé de ce texte en particulier dans ma chronique du roman Counting Heads dont il constitue le premier chapitre. Enfin, le troisième, et donc vingt deuxième titre de la collection UHL (essayez de suivre un peu !), est le roman Abimagique de Lucius Shepard auquel ce billet est consacré. Il s’agit du second texte de Lucius Shepard publié dans la collection UHL après Les attracteurs de Rose Street. Comme pour ce dernier, la traduction a été confiée à Jean-Daniel Brèque.

Dans Les attracteurs de Rose Street, Shepard rendait hommage au roman néogothique anglais et imaginait des fantômes dans les brumes londoniennes. Dans Abimagique, nous sommes à Seattle en 2004 et Tool rugit en fond sonore. Changement de décor et d’époque mais, dans l’un comme dans l’autre, le fantastique est juste au coin de la rue. Aussi, comme une constante, c’est la femme qui se trouve être le vecteur de la magie qui fait irruption dans le réel du quotidien et le sexe y joue un rôle central. Les attracteurs nous emmenait au bordel aux côtés d’une présence sans substance, Abimagique nous fait entrer dans la chambre à coucher d’une femme gironde.

Le narrateur rencontre Abi, diminutif du pseudonyme Abimagique qu’elle s’est elle-même donné. Il se demande pourquoi personne ne drague cette fille au look gothique (fringues noires, tatouages et piercings) et aux formes généreuses. Lui la voit comme une incarnation de la féminité et de la sensualité. Ils entament une relation dans laquelle le sexe tient une place importante, et où Abi se révèle experte, usant de ses connaissances de masseuse thérapeute pour faire connaitre à notre narrateur des extases cosmiques. Mais Abi reste un mystère. Tout d’abord, il y a cette obsession pour les arts occultes et la collection d’objets s’y rattachant dont elle emplit sa maison. Il y a ce régime alimentaire auquel elle s’astreint. Et surtout, il y a cette certitude, accompagnée de peur, que la fin du monde est proche. Sur tout cela Abi refuse de s’expliquer et ne livre rien de son passé au narrateur. Une gêne s’installe dans leur relation. Lorsque ses amis critiquent sa relation avec Abi, cette grosse fille laide,  la narrateur la défend mais le doute s’installe. Il commence à lui voir des défauts et en arrive à se demander si Abi ne le manipule pas d’une manière ou d’une autre. Est-ce cette magie sexuelle qu’elle pratique sur lui ? Puis il rencontre un ex d’Abi, un homme au corps brisé qui prétend qu’elle est responsable de son état. Entraîné dans une spirale de doute, il en vient à se demander si le problème n’est pas lui-même. Pendant ce temps, Abi se lance dans la préparation d’un rituel magique pour… sauver le monde. Le final, à l’ampleur lovecraftienne, autorise différentes interprétations et laisse au lecteur la liberté de choisir une explication. Si plusieurs hypothèses sont avancées par Shepard, aucune ne l’emporte. Abimagique restera insaisissable, pour le lecteur comme pour le narrateur.

Le succès du texte de Lucius Shepard tient pour beaucoup à sa forme : le récit est fait à la deuxième personne du singulier. Il s’agit d’une forme de narration peu courante comparée à  la forme conventionnelle à la troisième ou à la première personne et qui a ceci d’intéressant qu’elle renvoie inévitablement au JE, et donc à l’identité du locuteur. L’utilisation de la deuxième personne peut avoir différentes finalités mais dans le cas qui nous intéresse, il s’agit d’un JE déguisé. L’utilisation du TU renvoie ici à un narrateur autodiégétique (comme on dit dans les soirées arrosées ou à l’université), c’est-à-dire un narrateur qui s’adresse à lui-même, une sorte d’endophasie, un discours intérieur normalement uniquement perceptible par lui. Il y a une dichotomie entre la perception immédiate et la conscience réfléchie où le risque de mystification (ou d’auto-mystification) n’est pas absent. L’utilisation de la deuxième personne du singulier a alors pour effet de pointer la subjectivité de la représentation. C’est évidemment le cœur du récit fantastique.

Abimagique est-il le récit du drame amoureux lorsque le doute s’installe dans le couple, ou celui des forces occultes qui s’affrontent dans cet univers ? C’est l’un et l’autre, libre à vous de choisir. Le thème est servi par une écriture fouillant à merveille les interstices entre le réel et la folie. Si au sein de la collection « Une Heure-Lumière » ma préférence va plus aux textes qui relèvent de la science-fiction que du fantastique, par ses choix narratifs et ses transgressions Abimagique constitue une très belle illustration du genre. Les amateurs seront charmés par Abi.


D’autres avis de lecteurs : Apophis, Gromovar, Au pays des Cave Trolls, Lorhkan,


Titre : Abimagique
Auteur : Lucius Shepard
Traduction : Jean-Daniel Brèque
Publication : 29 Août 2019 dans la collection « Une Heure-Lumière » le Bélial’
Nombre de pages : 112
Support : papier et ebook


12 réflexions sur “Abimagique – Lucius Shepard

    1. Quel effet cherchais tu à obtenir ? Dans Abimagique, le narrateur se parle à lui-même, donc le JE est implicite. Mais dans Trop comme l’éclair d’Ada Palmer, par exemple, le narrateur est clairement identifié et s’adresse régulièrement au lecteur qu’il prend à témoin. Dans ce cas, le JE et le TU cohabitent et ce qui est drôle c’est que le narrateur ment régulièrement au lecteur. Il y a toujours ce potentiel de mystification qui n’existe pas avec un narrateur neutre et omniscient.

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      1. Disons que le héros était le TU, et que le JE le personnage principal, c’est-à-dire celui qui menait la danse (en l’occurence une sorte d’Abi version polar). D’ailleurs j’essayerais peut-être à l’occasion de ressortir le texte de mes tiroirs…

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