
L’auteur polonais Stanislas (Stanisław) Lem, né en 1921 à Lviv et décédé à Cracovie en 2006, s’est imposé comme l’un des auteurs de science-fiction les plus lus au XXème siècle avec près de 45 millions de livres vendus dans une quarantaine de langues. Si son œuvre ne se résume pas à Solaris, c’est ce roman qui est devenu l’un des classiques considérés incontournables du genre et qui trouve donc naturellement sa place dans cette série d’articles sur l’épaule d’Orion. Dans la vingtaine de romans de l’auteur traduits en français, on voit émerger des thématiques persistantes : les difficultés de la communication avec des espèces profondément étrangères (ou pas), les limites de l’esprit humain et la place de l’homme dans l’univers. Ce sont ces thématiques que l’on retrouve dans Solaris.
Publié initialement en 1961, le roman est traduit en français dès 1966 par Jean-Michel Jasienko dans la collection Présence du futur, chez Denoël, alors dirigée par Robert Kanters. Le roman a en outre subi divers outrages hommages : sous la forme d’un téléfilm russe en 1968, et de deux adaptations cinématographiques, la première par Andrei Tarkovsky en 1972, la seconde par Steven Soderbergh en 2002. Comment dire ? Lisez le livre.
Lem écrira à propos de Solaris : « J’ai écrit un livre que j’estime, quoique je ne le comprenne pas en tout moi-même» (dans la préface du roman La voix du maître). Vous voilà prévenus.
La solaristique
Cent ans après sa découverte, la planète Solaris est un mystère pour les générations de chercheurs qui se sont intéressées à ce monde orbitant autour de deux soleils, l’un bleu, l’autre rouge. Le système ne devrait pas être stable, et pourtant. Mais ce qui fait la singularité la plus fascinante de la planète est son « océan » qui couvre entièrement la surface planétaire d’un liquide protoplasmique, telle une gigantesque cellule vivante. L’océan semble doué d’intelligence : il est capable de stabiliser l’orbite de la planète autour de ses deux soleils, et est doté du pouvoir de créer des formes par des mécanismes mimétiques incompris. L’ensemble des questions posées par Solaris a conduit au développement d’une science, la « solaristique », dans laquelle se compilent des théories contradictoires et purement hypothétiques quant à la nature de l’océan à travers tout un spectre allant de l’océan génial à l’océan idiot. Nombre de ces théories ont été formulées par des auteurs qui n’ont même jamais mis les pieds sur Solaris (« Je hais les voyages et les explorateurs » écrivait Claude Levi-Strauss en incipit de Tristes tropiques, avant de faire le récit de ses voyages et de ses explorations.) Sur place, toutes les tentatives de contact ou de communication avec l’océan sont restées vaines. Mille expériences ont été menées, des phénomènes ont été observés sans qu’il fut possible pour les humains de déterminer si l’océan réagissait aux stimuli qui lui étaient adressés. Face à l’absence de communication, Solaris reste un mystère et l’humanité est condamnée à observer et recueillir des données matérielles brutes sans arriver à concevoir une interprétation et développer une connaissance. Plus encore, les différentes théories montrent l’impossibilité même de construire une sémantique propre à retranscrire les phénomènes observés. Alors que les premiers explorateurs concevaient le contact comme un début, un préalable, la solaristique ne le conçoit plus désormais que comme une finalité inatteignable. Dans Solaris, Stanislas Lem rend compte de ce travail universitaire de manière très crédible. La SF bien sûr parle de science, mais ce n’est pas souvent qu’elle parle de l’activité scientifique. Et ici, il ne s’agit pas d’un gadget mais constitue une des pierres angulaires de la démonstration de Lem.
Le huis-clos
Le professeur Kris Kevin est psychologue et solariste, ayant publié quelques articles sur la planète et participé à étendre la solaristique. Le roman débute avec son arrivée dans la station scientifique qui flotte dans l’atmosphère empoisonnée de la planète. L’immense station qui avait abrité jusqu’à une centaine de scientifiques au fait de sa gloire, n’accueille désormais plus que trois personnes : Gibarian, qui fut le maître d’étude de Kelvin, Snaut l’ingénieur et Sartorius le physicien. Dès qu’il pose le pied dans la station, Kelvin découvre que Gibarian s’est suicidé. Les deux autres occupants vivent reclus dans leurs quartiers et semblent tous deux souffrir de graves troubles psychologiques. L’impossible communication avec l’océan ainsi qu’entre les trois hommes à bord de la station amène à un huis-clos étouffant, d’autant plus encore qu’un matin Kelvin se réveille face à sa femme, Harey, qui s’est suicidée dix ans auparavant. Suicide dont Kelvin se tient pour responsable. Il découvrira qu’il n’est pas le seul à avoir un visiteur. Et si ces apparitions constituaient une tentative de communication de la part de l’océan ?
L’échec
Solaris fait à la fois le récit d’une communication impossible avec une forme de vie extra-terrestre répondant à un paradigme trop étranger à l’homme et le constat d’échec de la connaissance humaine portée hors de son propre système de référence. Dans La formation de l’esprit scientifique (1938) Gaston Bachelard écrivait « Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique ». Dans Solaris, Stanislas Lem montre un scepticisme avancé quant à la capacité de l’esprit humain à pouvoir dépasser les obstacles épistémologiques de Bachelard. Lors d’une des premières discussions entre Kelvin et Snaut, ce dernier dénonce l’illusion même de l’exploration spatiale :
« Nous ne recherchons que l’homme. Nous n’avons pas besoin d’autres mondes. Nous avons besoin de miroir. » p116
Ainsi s’exprime le doute de Lem. Au terme de son expérience solarienne, Kelvin ajoutera
« L’homme est parti à la découverte d’autres mondes, d’autres civilisations, sans avoir entièrement exploré ses propres abîmes. » p248
Pour lever les obstacles épistémologiques, Bachelard invitait à réaliser une « catharsis intellectuelle et affective ». C’est ce que fera Kelvin dans la fin du roman, sans pour autant que Lem n’apporte de réponse. Solaris apparaît alors comme un constat d’échec. Celui de l’homme à pouvoir concevoir l’altérité.
En conclusion
Lors de sa publication en 1961, Solaris est à rebours de la SF américaine de l’époque. Alors que cette dernière se divertit des infinies promesses de la science et de la technologie, Stanislas Lem lui oppose les limites propres à l’humain. Une œuvre singulière devenue classique.
En complément
À ce constat d’échec, Greg Egan répondra 34 ans plus tard, dans un texte publié sous la forme d’une nouvelle, Wang’s Carpet, et que l’on trouve traduite en français sous le titre Les Tapis de Wang dans le recueil Océanique (Le Bélial’, 2009). Ce texte constitue en outre l’un des chapitres du roman Diaspora qui paraîtra chez Le Bélial’ en 2019. Dans Les tapis de Wang, un groupe d’explorateurs découvre une forme de vie protoplasmique à la surface d’un océan sur une lointaine planète. Cette forme de vie qui se présente au départ comme incompréhensible finira par révéler ses secrets. Point de défaitisme scientifique chez Egan. Si vous connaissez l’auteur, l’idée même fait rire. Egan explique de manière brillante la complexité de cette forme de vie et le pourquoi de l’impossible communication. Mais pour arriver à passer l’obstacle épistémologique, c’est une humanité qui a réalisé sa catharsis qu’Egan met face à l’altérité. C’est une humanité modifiée, élevée à la post-humanité qui relève le défi lancé par Stanislas Lem dans Solaris.
Titre : Solaris
Auteur : Stanislas Lem
Publication originale : 1961
Traduction : 1966 par Jean-Michel Jasienko pour Denoël dans la collection Présence du futur
Nombre de pages : 320
Support : papier et ebook
Catégories :Classiques, Romans
Je sens que j’ai bien fait de me le prendre celui-ci. Depuis que je le vois, je ne cesse de ma dire « ah, le pitch me semble vraiment très intéressant ». Et à la lecture de ton article, j’en conclue que c’est vraiment le genre de registre que j’adore.
Les contact avec les ET sont quasiment toujours une réussite, avec des répercussions plus ou moins pacifiques ou pas. Mais le communication est opérée. Je me délecte d’avance de cet « échec ».
Merci!
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Un des nombreux classiques que je n’ai pas encore lus…
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C’est le truc avec les classiques : il y en a toujours un paquet qu’on n’a pas lu. Et c’est la raison pour laquelle je fais cette série d’articles, histoire de donner éventuellement envie.
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C’est réussi, intrigué je suis.
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oui, encore un que je n’ai pas lu…
Par contre j’ai vu les films : un ami passionné par Tarkovsky m’a fait découvrir sa version et j’ai passé un très bon moment de cinéma. Franchement c’est un des rares films de sf que je recommanderais… Quelques temps après j’ai eu la curiosité de voir la version Soderbergh : c’est un naufrage absolu, un échec total, ça ne fait même pas rire tellement c’est mauvais, ça fait pitié.
Par rapport au concours de l’autre fois, je change ma réponse, l’adaptation de Solaris par Soderbergh est encore plus mauvaise que le Dune de Lynch… Mon inconscient avait refoulé ce traumatisme !
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Intéressant point de vue, ça me permet de mieux comprendre ce qui peut définir « Solaris » comme un « classique ». Personnellement je m’étais surtout assez ennuyé à la lecture, étant donné que je ne comptais pas seulement lire une démonstration scientifique. ^^’
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C’est sûr que si on lit Solaris en s’attendant à y trouver de l’action, on sera déçu. Il en manque singulièrement. Lorsque j’ai lu ce livre la première fois, j’avais vu le Tarkovsky. Je savais donc dans quoi je me lançais. Mais c’est en le relisant pour cette chronique que j’ai mieux compris (enfin, je crois) le but du truc. Et ce qui m’a finalement le plus intéressé c’est de faire le lien avec Egan.
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Un classique que j’ai du lire trop jeune car non seulement je me suis ennuyée mais 18 ans plus tard je ne me rappelle presque rien de l’histoire… je lui laisserai peut être une seconde chance un jour 😏
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C’est clairement un livre qu’il ne faut pas lire trop jeune. Le plus intéressant est de le mettre en perspective avec autre chose. C’est ce qui m’intéresse dans cette série des classiques. Je les redécouvre sous un nouvel éclairage.
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Tout comme Chut Maman, je l’ai lu il y a longtemps et je n’avais pas du l’apprécier à sa juste valeur. Il ne m’en reste que peu de souvenir.
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Le fait est que c’est spécial comme bouquin par rapport au reste de la production en SF.
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