Un classique : Destination Void – Frank Herbert

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L’auteur américain de science-fiction Frank Herbert (1920-1986) est principalement connu pour le planet-opera Dune, avec ses 12 millions d’exemplaires vendus dans le monde, et le cycle qui a suivi. Largement considéré comme un chef d’œuvre du genre, adulé bien au-delà des cercles de lecteurs habituels de science-fiction, Dune a pour effet secondaire d’éclipser les autres productions de son auteur. Frank Herbert n’a pas écrit que Dune.  Dans des cercles plus restreints de lecteurs, un autre cycle vient timidement se positionner en deuxième position derrière la grande œuvre. Il s’agit du cycle dit Pandora Sequence, ou le Programme Conscience en français. Ce cycle est constitué de trois romans  coécrits avec Bill Ransom : The Jesus Incident (1979), The Lazarus effect (1983), the Ascension factor (1988). Bill Ransom a terminé seul l’écriture d’Ascension factor qui fut publié 2 ans après la mort d’Herbert. Pandora Sequence a un préquel, maintenant considéré comme le tome 0 du cycle : Destination Void. Publié la première fois sous la forme d’une novella dans le magazine Galaxy en 1965 sous le titre Do I Wake or Dream?, Destination Void est sorti sous la forme d’un roman aux éditions Berkley en 1966. Une édition révisée par l’auteur a été publiée en 1978, incluant notamment des citations de Frankenstein de Mary Shelley. La première édition française est parue en 1981 dans la collection Ailleurs et Demain chez Robert Laffont sous le titre Destination Vide.

Destination Void n’est pas le « meilleur » livre de Frank Herbert et on le comparera difficilement à Dune. Mais il s’agit d’un classique de la SF qui a inspiré nombre d’œuvres postérieures, au premier rang desquelles 2001 L’Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke.  Comme on le verra par la suite, il a aussi très certainement servi d’inspiration pour Vision Aveugle de Peter Watts. Plus récemment, certains éléments du roman sont repris dans la (très dispensable) série Netflix Ascension.

Une mission qui en cache une autre

Destination Void démarre en apparence comme le récit d’une mission de colonisation humaine envoyée vers Tau Ceti. La particularité de cette mission est qu’elle n’emporte que des clones à bord du vaisseau spatial Earthling (Terra en VF). 3000 clones sont maintenus en hibernation à bord du Earthling et seul un équipage réduit de six personnes en supervise le fonctionnement. Comme on l’apprend dès le premier chapitre, il s’agit là de la septième mission, les six premières ayant échoué. Des dysfonctionnements de l’ordinateur de bord sont à chaque fois à l’origine de ces échecs. Cet ordinateur qui doit assurer le fonctionnement du vaisseau est constitué d’un cœur mental organique (OMC pour organic mental core), un cerveau d’origine humaine, couplé à l’électronique de l’ordinateur. Lorsque débute Destination Void, trois des membres de l’équipage sont déjà morts, tués par le vaisseau. Les trois redondances d’OMC n’ont pas tenu plus de quelques semaines et sont mortes les unes après les autres. Le vaisseau est entièrement livré à la surveillance continue des trois membres d’équipage restants. Devant l’ampleur impossible de la tâche, un quatrième membre est réveillé.

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Il y a un twist à cette histoire, qui est révélé très rapidement dès le début du livre. Il ne s’agit donc pas de ma part d’un abominable spoiler. La véritable nature de la mission n’est pas la colonisation du système Tau Ceti, il n’y a d’ailleurs pas de planète habitable à destination. Le but est de placer dans un état de tension maximale un équipage de clones sélectionnés pour leurs capacités intellectuelles et psychologiques et spécialement formés pour une toute autre mission. Celle-ci consiste à construire une conscience artificielle qui devra remplacer les OMC disparues et assurer la survie des 3000 colons. Réussissez ou mourez, telle est la cruelle expérience scientifique qui est menée à bord du Earthling.

Le lecteur critique s’interrogera, n’y avait-il pas un moyen plus simple, moins onéreux, moins cruel, que d’envoyer 3000 individus vers une mort quasi-certaine pour construire une intelligence artificielle ? Le fait est que l’humanité a déjà réussi à concevoir une conscience artificielle, mais l’expérience s’est très mal terminée car conscience ne signifie pas bienveillance. Il est dès lors interdit de poursuivre ces recherches non seulement sur Terre, mais aussi à proximité. Elles ne peuvent donc se faire qu’en lançant le laboratoire hors du système solaire, le doigt sur la gâchette.

A la recherche de la conscience

Les quatre clones éveillés à bord ne sont pas là par hasard. Ils ont chacun une fonction, des informations qu’ils sont seuls à posséder, et des ordres qui diffèrent. Ils ont été conçus à partir de l’ADN de scientifiques dans des bassins axlotl (oui, les mêmes que ceux dans lesquels les gholas du Bene Tleilax sont fabriqués dans Dune). Suivant un schéma repris par Peter Watts dans son roman Vision Aveugle dans lequel il explore lui-aussi, mais de manière radicalement différente, la conscience, cet équipage est constitué d’individus qui ont chacun une approche différente et représentent à leur façon des états de conscience humaine, ou ses limites. John Lon Bickel est un ingénieur, à l’esprit créatif en roue libre, il représente l’aspect purement logique de le pensée humaine. Gerrill Lon Timberlake est bio-physicien, responsable des équipements de vie. Sa seule préoccupation est la survie des 3000 colons placés en sommeil cryogénique. Prudence Lon Weygand est médecin et mathématicienne. Elle teste sur elle-même des combinaisons de drogues, notamment hallucinogènes, pour inhiber ou réveiller certains de ses instincts biologiques. Enfin, Raja Lon Flattery est aumônier et psychiatre.  Sa conscience est obscurcie par sa foi religieuse et son conditionnement. Il est celui qui a le doigt sur la gâchette, le système d’autodestruction du vaisseau, avec l’ordre de mettre un terme à l’expérience si celle-ci tourne mal.

Ces bases posées, Destination Void est un huis-clos psychologique sous contrainte, dans lesquels quatre individus vont devoir tout débord tenter de définir la conscience pour en façonner un modèle mathématique. Notez que là où, quelques années plus tard, Arthur C. Clarke va avoir une approche mystique avec 2001, Herbert reste ici résolument matérialiste. Le roman prend pour forme une série de dialogues contradictoires entre personnages, ponctuée de quelques scènes d’action judicieusement placées pour tenir le lecteur et les personnages en constante alerte. Cet examen de conscience va aborder des questions fondamentales comme l’instinct, le rôle de la fonction biologique, la réduction de l’information et l’existence de seuils de perception, le rôle de la croyance religieuse, mais aussi et surtout celle du langage et de la représentation symbolique. Et la morale dans tout ça ? Chacun des membres de l’équipage va tenter, plus ou moins secrètement, de guider Bickel vers le succès de la mission ou son arrêt définitif. La fin du roman apporte un dernier twist à l’histoire, préparant la suite du cycle.

De l’âge des classiques

L’accession au statut de classique demande un temps parfois long. Destination Void est un roman qui a 50 ans. Frank Herber avait réussi à faire de Dune un roman sans âge car il s’est débarrassé de l’embarrassante question de la technologie. Le Jihad Butlérien a interdit les machines pensantes et Herbert évitait ainsi les pièges de la prédiction. Dans Destination Void la technologie, notamment celle de l’informatique, est celle des années 60. L’ordinateur est constitué de baies emplies de câbles et de composants électriques, de tubes et de témoins lumineux clignotants, occupant des pièces entières. Cet aspect hard-SF totalement obsolète peut se mettre en travers de la bienveillance du lecteur envers un roman écrit il y a un demi-siècle. Si on accepte le côté symbolique de la chose, en toute bonne conscience, cela ne nuit en rien à la saveur de Destination Void. Je trouve personnellement cet aspect  bienvenu dans ce roman autrement très cérébral dans sa forme. L’ordinateur prend corps, acquiert une physicalité imposante et devient un monstre objectif face aux humains qui le construisent, quand eux mêmes se trouvent en partie dépossédés de cette qualité puisque n’étant que des clones, une chair dispensable aux yeux des humains.

De la même manière, les réflexions de Destination Void  sur ce qui constitue la conscience, ou à qui elle est réservée, sont marquées par l’époque et par l’état des connaissances. Notre idée de la conscience a bien évidemment évoluée et une approche plus moderne et originale est faite par Peter Watts dans Vision Aveugle. Mais Watts bénéficie de 50 ans d’accumulation de connaissances et d’expérimentation en SF. Destination Void  reste à mes yeux un excellent texte, un classique de la SF dont la lecture est hautement recommandable. Elle permet notamment d’explorer un pan différent de l’œuvre de Frank Herbert, mais aussi de poser des jalons dans l’histoire de la science-fiction. Et accessoirement, de passer un bon moment de lecture.


Titre : Destination Void
Série : the Pandora Sequence (0)
Auteur : Frank Herbert
Publication originale : 1966 (remaniée en 1978)
Traduction en français : 1981 par Jacques Polanis
Nombre de pages : 235
Support : papier et ebook


18 réflexions sur “Un classique : Destination Void – Frank Herbert

  1. Personnellement, et sans nier le statut de chef-d’oeuvre de Dune, j’ai toujours trouvé qu’une partie du reste de l’oeuvre d’Herbert était largement plus intéressante que son cycle / roman emblématique. Et Destination Vide fait partie de cette catégorie, comme La ruche d’Hellstrom par exemple. Je trouve donc que le fait de le remettre en avant est une très bonne initiative de ta part ! (et oui, quelle fin marquante !).

    Par contre, pour ma part, j’ai bien aimé Ascension, notamment via son mélange de Herbert et de Bruce Sterling.

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      1. Le gros point négatif est que ça se termine sur un cliffhanger de la mort qui tue, qui ne sera malheureusement jamais résolu vu que la suite ne sera pas tournée. Mais rien que pour ces dernières secondes, ça vaut le coup sur le plan du sense of wonder.

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  2. Merci pour cette belle critique.
    Destination vide est un roman (très) ardu, mais qui marque durablement le lecteur. Une tension omniprésente, écrasante, des personnages à la psychologie fouillée, une réflexion puissante et stimulante, et cette chute lors de la dernière phrase, juste parfaite.
    Pour ma part un excellent souvenir de lecture, même 20 ans après.

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  3. Merci pour la critique complexe qui comme d’habitude m’a donné envie de lire l’oeuvre (je fais mes courses sur l’épaule d’Orion et sur le culte d’Apophis). En l’espèce, je me suis assez ennuyé, sans doute parce que j’étais dépassé par le galimatias technique, auquel je n’ai entendu note (copyright Rabelais… Je crois). En revanche, je suis frappé d’y retrouver, à l’état d’ébauche, la matrice romanesque du huis clos explosif du Dragon sous la Mer et des Dosadi (mon préféré). Je n’ai toujours pas lu Dune, que je me réserve prcieusement pour ma première semaine de retraite, mais je me demande maintenant si Herbert avait lu la grande Nathalie Sarraute, et en particulier Tropismes, tellement les clones de la nef sont enfermés dans l’Ere du Soupçon généralisé. Bref, un auteur passionnant même quand le bouquin ne l’est pas. Ça doit être la marque des grands. Bonne soirée !

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    1. Merci de ton retour ! Ce n’est effectivement pas le meilleur roman d’Herbert, à mon avis. Mais il est surprenant car très en avance sur son temps. J’ai coordonné récemment un dossier spécial sur les IA pour la revue Bifrost (n°113), et il nous a fallu choisir une douzaine de textes de SF sur le sujet pour accompagner le dossier, pour suggérer une liste de lecture. Ce roman est historiquement le premier qui aborde la question de l’IA désincarnée (c’est à dire pas sous la forme d’un robot) et de la conscience.

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