Une interview : Jacques Collin, traducteur d'[anatèm].

collinLe roman [anatèm] de Neal Stephenson est sorti en deux tomes chez Albin Michel Imaginaire, au mois de Septembre et Octobre. Roman réputé intraduisible, Bragelonne avait laissé tomber l’affaire. Jacques Collin ne devait pas être au courant et il l’a traduit. Le résultat est tout simplement époustouflant. J’ai souhaité l’interviewer pour qu’il nous parle de ce travail titanesque.

Jacques Collin : Bonjour FeydRautha.

FeydRautha : Bonjour Jacques. Le 31 octobre est sorti le second tome d’[anatèm] de Neal Stephenson que tu as traduit pour le lancement d’Albin Michel Imaginaire. Avant qu’on en parle, pourrais-tu te présenter aux lecteurs qui ne te connaîtraient pas ?

JC : Il serait même étonnant que la plupart me connaissent, en fait ! Je travaille dans l’édition et le livre depuis l’époque où Giscard était président (enfin, la fin de…), en étant ou ayant été vendeur et auteur, éditeur et traducteur, agent, vendeur et acheteur de droits à l’international, lettreur et maquettiste, etc.

Toutes ces activités ont été variables dans le temps sauf l’édition et la traduction, qui ont été deux constantes ces trente et quelques dernières années. Mais je ne suis pas célèbre pour autant. J’ai surtout porté des caisses de livres.

FRDans ta bibliographie on trouve des romans, des BD, mais aussi des livres de photographie et des livres sur des musiciens. Malgré tout, le gros de ton activité de traducteur s’exerce dans le domaine des littératures de l’imaginaire, science-fiction et fantasy. C’est accidentel ou un choix personnel ?

JC : Jeune ado, dans les années soixante-dix, j’étais déjà fan de SF et de BD (et de bien d’autres choses), puis d’Heroic Fantasy, de Donjons & Dragons… Donc c’était une direction logique, une évolution naturelle. Mais comme j’ai des goûts extrêmement éclectiques, je serais (ou suis) tout aussi heureux de faire du polar, de la littérature générale… de toutes mes autres passions. C’est ce que j’ai toujours fait, d’où une bibliographie hétéroclite, tant en traduction qu’en édition.

FR : Parlons du roman [anatèm]. Il s’agit d’un roman phénoménal pour lequel tu as réalisé une traduction tout aussi phénoménale. Je tenais à te féliciter pour ce travail qui à mon avis restera dans les annales. Comment s’est fait le premier contact avec Albin Michel Imaginaire ? Avais-tu lu le roman avant qu’on ne te propose d’en faire la traduction ?

JC : Merci pour le compliment, même si j’ai juste eu l’impression de faire mon travail. De le faire bien et avec beaucoup de plaisir, ceci dit : je me suis bien amusé. C’est toujours une joie de traduire un bon livre. Et celui-là est effectivement phénoménal, une date dans la SF, un petit monument.

Pour AMI, je connaissais déjà Gilles et j’avais travaillé avec lui pour Lunes d’Encre (des Priest, en particulier — j’ai adoré l’Adjacent). Un bon directeur de collection — et Gilles est excellent — soigne l’appariement de ses bouquins et de ses traducteurs, et il s’est dit que celui-là me correspondrait bien (ou que je correspondrais bien à celui-là). Simple comme un coup de fil !

Pour [anatèm], je ne l’avais pas lu, mais j’avais lu Snow Crash, Cryptonomicon et quelques autres à parution en anglais, donc j’ai tout de suite été partant.

FR : Combien de temps as-tu travaillé sur cette traduction ?

JC : Un pavé permet de travailler dans le luxe (au moins techniquement) : je prépare souvent toutes les difficultés avant d’attaquer la première page, mais là, j’ai carrément pris deux mois pour presque tout régler, avant de consommer mes monceaux de notes gribouillées au fil des pages pendant les six mois qui ont suivi. Je parle du pavé entier, évidemment — de mon côté, il n’y a pas eu d’interruption entre les deux tomes. J’avais déjà tout terminé quand on a corrigé le tome un, ce qui évite bien des problèmes.

FR : Gilles Dumay t’a-t-il laissé carte blanche pour cette traduction ou avait-il des exigences quant au roman qu’il voulait publier ?

JC : Les deux ! Il a surtout des exigences de qualité, et c’est lui le chef — c’est sa collection. Mais tant que ce que je fais lui convient, la question ne se pose même pas. Après, il s’agit surtout de parler, au téléphone, à table ou par échange de mails, de tout ce qui peut concerner le livre. C’est plus une discussion littéraire qu’autre chose, surtout technique. On a beaucoup discuté du problème du titre, par exemple.

FR : As-tu été en contact avec Neal Stephenson au cours de ton travail de traduction ?

JC : Non. Je n’aurais pas hésité à le contacter si nécessaire, mais cela n’a pas été le cas. J’avais traduit V pour Vendetta en étant en contact constant avec Moore (pour d’autres raisons), j’avais rencontré Kurtzman avant l’intégrale de Little Anny Fanny. Priest est toujours disponible. Beaucoup d’auteurs le sont, d’autres pas, et ce n’est pas forcément utile. Les deux me conviennent, c’est un peu au cas par cas.

En fait, l’auteur parle surtout du texte original. Or, on oublie trop souvent que la fonction première d’un traducteur est de produire un texte français publiable. S’il a déjà des problèmes de compréhension du texte original au départ, il vaut peut-être mieux changer de métier. (Je parle de problèmes graves, pas de perfection — il ne faut pas exagérer non plus.)

FR : Jérôme de Stridon, dit saint Jérôme, est le patron des traducteurs. Il fut au IVe siècle le traducteur de la Bible, dont sa révision critique a servi de texte officiel jusqu’au XXe siècle. Il a dit qu’une traduction ne se fait pas mot pour mot mais sens pour sens, sauf pour les écritures saintes où le mot est un mystère. Cette anecdote me semble assez appropriée pour le cas [anatèm] dans lequel les mots sont un mystère. Dans une traduction classique, de l’anglais au français, déjà le traducteur fait un travail d’interprète pour établir une connivence avec le lecteur qui a ses propres références culturelles. Dans [anatèm], Neal Stephenson invente tout un vocabulaire. Comment traduire des mots qui n’existent pas ?

JC : La vraie difficulté, pour un traducteur, ce n’est pas un texte comme [anatèm], mais un mauvais livre, parce qu’une bonne traduction d’un mauvais bouquin donne un mauvais bouquin : on n’a pas de matière brute pour travailler. Dès qu’on a de la matière, on peut jouer.

[anatèm] est d’abord un bon roman écrit pour être lu, donc l’histoire est passionnante, les idées sont exprimées de façon à être comprises, le vocabulaire donne un ton sans être un obstacle. Il se trouve juste qu’il a été écrit en anglais. Donc on part de cette lecture originale confortable, et on retranscrit au plus près le style, le vocabulaire, l’humour… pour en faire une lecture française confortable.

Le vocabulaire et les néologismes doivent être traités dans cet esprit : maintenir le même confort de lecture, ne pas être un obstacle. Et être crédible : l’évolution phonétique des mots a des règles, un mot imprononçable ne survit pas mille ans. Il faut en tenir compte.

FR : Il me semble que tu as fait appel aux patois français pour donner du sens et une sonorité aux mots. Je pense par exemple à brelot qui désigne un téléphone portable (jeejahs dans la VO) ou Ouail pour le parler commun (fluccish en VO). Où as-tu puisé ton inspiration ?

JC : Le français est une langue extrêmement riche, en particulier au niveau étymologique, avec des racines latines, grecques, celtes, germaniques, etc., des apports de toutes les langues voisines, une culture russophile et sinophile significative… Cela offre tout un éventail avec lequel travailler, un vrai luxe.

Dès qu’il est nécessaire de créer un néologisme, on dispose de tout cet éventail, en plus, évidemment, des indications que peut donner le néologisme original. On peut choisir les racines selon ce qu’elles évoquent à partir des mots connus qui la partagent et s’assurer de sa compréhension, passer du latin au grec ou à l’ancien français pour qu’il soit beau en plus d’être compréhensible, et continuer de chercher jusqu’à ce qu’il soit réaliste et prononçable, qu’il ressemble à un vrai mot, qu’il n’interrompe pas la lecture, qu’il évoque une image, une famille lexicale, des homophonies, des rimes.

Aimer depuis toujours passer des heures à se plonger dans le Littré au hasard des pages aide tout de même, ceci dit, et j’ai effectivement un goût certain pour les patois et l’ancien français, qui vient de Brassens, de Céline et de Rabelais.

FR : La difficulté de cette traduction ne repose pas uniquement sur les néologismes, mais sur le fond qui est extrêmement dense. On y parle philosophie, cosmologie, mécanique quantique et pourtant l’ensemble reste digeste. De ce point de vue, quel est ton apport au texte original de Neal Stephenson ?

JC : Le fond est vraiment dense, mais le roman est fait pour être lu, donc on peut en grande partie se laisser guider par le texte. Même sur des sujets assez pointus, il s’adresse toujours au lecteur, pas seulement à des spécialistes. Dans ce sens, ce n’est pas un livre difficile. Quand il fait une blague sur les racines huitièmes de l’unité, il n’y a pas besoin de savoir ce qu’est un polynôme cyclotomique pour la trouver drôle. Le savoir ajoute juste à la saveur de l’ensemble. Même remarque pour Platon et les formalistes. Et tout le reste…

Le traducteur est obligé de tout vérifier pour ne pas écrire d’âneries, c’est vrai (et cela représente un paquet d’heures), mais pas le lecteur. Le lecteur peut approfondir s’il le désire, ou pas. Les spécialistes ont juste un petit plaisir de plus — voire un grand (j’en vois qui sourient) — ce qui est bien le moins ici, puisque la culture reste le thème principal du bouquin !

Stephenson, pour cette raison précise (ne jamais interrompre le flux de la lecture), s’est interdit toute note de bas de page, et il a eu raison. C’est un roman, pas une thèse. Mon rôle se limite donc à retranscrire le plaisir et la fluidité de la lecture d’un roman, en respectant sa crédibilité scientifique et philosophique, mais ce serait à mon sens une grossière erreur de traduction que d’expliquer des choses quand elles ne le sont pas dans la version originale. En ce sens, il n’y a aucun apport de ma part, hors la traduction. Aucune variation.

FR : Un autre aspect essentiel du texte de Stephenson est l’humour. Là encore, l’humour, pour fonctionner, fait appel à des références culturelles. Comment as-tu procédé pour gérer cela ? As-tu dû réinventer des blagues tout en respectant le rythme original ou t’es-tu complètement lâché ? D’après ce que j’ai lu de la version originale, ta traduction est encore plus drôle.

JC : J’ai écrit et traduit des livres d’humour. C’est ma passion, bien plus encore que la SF, etc. Quand on traduit un livre d’humour, il doit y avoir autant de blagues dans la VF que dans la VO. Donc toutes celles qui ne sont pas traduisibles doivent être recréées, remplacées, et ce dans le style de l’auteur et du livre. Une joie, mais aussi un travail parfois insensé. C’est une formation qui s’applique ensuite à tout le reste, mais qui demeure particulière en ce qui concerne l’humour.

Il y a beaucoup d’humour dans [anatèm] et je me suis assuré que rien ne soit jamais perdu, y compris en nombre, mais je n’en ai pas rajouté. Simplement, je me suis assuré de conserver ce qui aurait facilement pu passer à l’as, y compris dans les parties les plus discrètes de l’humour souvent pince-sans-rire de Stephenson. Mais je n’en ai pas rajouté, hors maintenir le niveau original. Ce serait trahir le texte que de me l’approprier.

FR : Une dernière question concernant ce roman. Le titre français, [anatèm], est inscrit entre crochets. Est-ce ton choix et pourquoi ?

JC : Excellente question ! Le titre original, Anathem, paraissait intraduisible à cause du double ou triple sens hymne/anathyme/anathème. Un anathème était une hymne, mais a priori, rien ne pouvait fusionner les deux mots en français. En tout cas, je ne trouvais pas. Appeler le livre Anathymne ou équivalent était hors de question, cela ne voulait rien dire, contredisait toutes les règles des néologismes, et c’était laid. On en a parlé pendant des heures avec Gilles.

Il m’a fallu longtemps pour trouver la solution : puisque, sur Arbre, hymne et anathème s’étaient rapprochés phonétiquement, il y avait moyen de les fusionner par la phonétique. On retrouvait ainsi un titre qui signifiait hymne et anathème en un seul mot, faisant titre, et le tout était parfaitement expliqué dans la citation du dictionnaire qui ouvre le bouquin.

Voilà. Le titre du livre est [anatèm], soit la transcription du terme arbrien Anathyme, dérivé de Hymne et de Anathème, et qui décrit l’hymne de l’anathème. Écrit en phonétique et non en français, donc avec une minuscule et entre crochets, sans que les libraires et les distributeurs n’en soient gênés ou ne s’en aperçoivent même. Amusant, non ?

FR : Oui ! Merci à Jacques d’avoir pris le temps de répondre à cette interview et à Gilles Dumay de l’avoir rendue possible. Pour lire ou relire les articles sur [anatèm], c’est là : le tome 1, et le tome 2.

 


18 réflexions sur “Une interview : Jacques Collin, traducteur d'[anatèm].

  1. Je ne te félicite pas : je n’avais nullement envie de lire ce livre, ta critique déjà faisait chanceler mon avis, et voilà que tu en rajoutes avec cette interview !
    Alors, rien que pour faire mon gros tétu aux oeillères : non, je ne lirais pas [anatèm]. Na ! (ou alors juste les premiers chapitres… et les suivants)

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  2. Je te remercie pour cette interview que je prend enfin le temps de lire. Je ne veux pas être influencer quand je prépare ma chronique.
    J’avais parfaitement compris l’origine du titre ….. à un gros détail près : les crochets. Pendant un moment je me suis demandée si ce n’était pas en relation avec le langage informatique, et l’anathème qui frappe l’univers numérique dans les concentres…; Cela avait un peu de sens non ?

    L’humour, même pince sans rire est parfaitement restitué. Bravo pour ce joli travail!

    Aimé par 1 personne

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