[anatèm] T2 – Neal Stephenson

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Nous y voilà. Le second tome d’[anatèm] de Neal Stephenson sort le 31 Octobre sous les couleurs d’Albin Michel Imaginaire dans toutes les bonnes librairies. Pour rappel, [anatèm] est l’une des sorties inaugurales de la toute nouvelle collection AMI dirigée par Gilles Dumay. On s’autorisera même à dire qu’il s’agit là de la grosse sortie. Grosse par le volume, avec plus de 1200 pages pour les deux tomes nous sommes même au-delà du pavé American Elsewhere, d’où le choix éditorial fort raisonnable de le scinder en deux. Grosse par l’ambition. Je l’avais dit dans la chronique du premier tome le mois dernier, [anatèm] est une lecture exigeante mais gratifiante, de haute volée, fichtrement rusée, etc. Et finalement grosse par l’accomplissement. Nous avions été subjugués, moi et d’autres, c’est-à-dire en fait tous ceux qui l’ont lu et l’ont fait savoir, subjugués, disais-je donc, par le premier tome. La question était alors de savoir si le second serait au niveau ou si Neal Stephenson allait brouter l’herbe en deuxième mi-temps. Cela s’est déjà vu des promesses non tenues. La réponse est non, au clairon, il ne se vautre pas. C’est même mieux que cela, non seulement le second tome tient le niveau mais il l’élève. Ce second volet est plus fort, plus exigeant, plus beau, plus drôle, plus intense, plus profond, et plus époustouflant encore que le tome 1. [anatèm] fait ainsi une entrée fracassante dans la catégorie des Chefs d’œuvre de la SF sur ce blog.

Si vous n’avez pas lu la chronique du premier tome, il est temps de le faire maintenant. Je ne dirai ici rien susceptible de vous gâcher la découverte mais je vais vous parler de la manière dont fonctionne ce livre, ainsi que je le comprends. Le premier tome était la mise en place du monde et des antagonismes qui permettent au roman de fonctionner.  Il était érudit et drôle, et superbement servi par la traduction remarquable de Jacques Collin.

Ces qualités se retrouvent dans le tome 2, mais nous accédons maintenant au cœur du roman,  à ses couches internes, au nucléus. Sachez donc que ce tome est riche en événements, et nous continuons à suivre les aventures du narrateur fraa Erasmas à la recherche de son maître fraa Orolo qui s’est fait anathymisé dans le premier tome, alors que plane au-dessus des têtes un « problème hors contexte ».  En hommage à Descartes, je vais diviser ce deuxième tome en trois grands mouvements.

L’observation

Dans la première partie, fraa Erasmas et ses amis retrouvent Orolo, qui  n’est plus fraa, au temple d’Orithéna sur l’île volcanique d’Ecba. Là les choses s’accélèrent brutalement. Un événement inattendu, un contact, va donner aux protagonistes l’occasion d’entrer dans une phase d’observation, au sens scientifique du terme, qui va permettre de mieux comprendre ce fameux problème qui plane au-dessus du monde d’Arbre et dont je ne dis rien. Neal Stephenson n’est pas avare en révélations, et de nombreuses réponses sur sa nature et son origine sont fournies, et autant de nouvelles questions. Avant que l’île ne soit  évacuée dans des conditions pour le moins rocambolesques, Orolo aura le temps d’orienter Erasmas vers une théorique de la polycosmie, c’est-à-dire ni plus ni moins que la théorie des multivers décrite par Hugh Everett dans les années 50 dans notre cosmos, et par fraa Paphalgon dans le cosmos d’Arbre.

La théorie

Dans cette deuxième partie, les mondes mathiques et séculiers vont se retrouver dans un nouveau convoxe où ils vont devoir s’entendre pour contextualiser le problème. Les discussions entre Orolo et Erasmas ont permis de lancer des pistes. Un petit groupe de penseurs, issus de diverses obédiences, va se réunir en cénacle afin d’aplanir les différences philosophiques et tenter d’aboutir à une compréhension théorique commune de la polycosmie, des cosmos multiples. Là, il va falloir s’accrocher, cher lecteur, car Neal Stephenson nous sert des pages et des pages de discussions philosophiques et scientifiques qui dépassent en complexité les plus ardues du premier tome. Cette partie du livre est la plus difficile, mais elle est aussi la plus essentielle. Stephenson s’ingénie en apparence à brouiller les pistes, mais il maîtrise le rythme, joue le maître des horloges, et livre les outils pour trouver son chemin à travers ce labyrinthe. Si je peux vous donner un conseil pour appréhender les discussions du cénacle, c’est de laisser couler. Lisez avec un pas de recul. Alors vous saisirez l’humour, mais aussi la subtilité et la profondeur du machin. Vous verrez le moment où Stephenson glisse de l’ironie au génie.

Il verse dans l’ironie à travers des digressions rhétoriques futiles où s’affrontent Prociens et Halikaarniens, tenants du nominalisme et tenants du réalisme platonicien, entre les facultés syntactiques (qui considèrent que la théorique n’est que jeu de l’esprit et que les concepts n’existent pas en dehors de la rhétorique) et les facultés sémantiques (qui considèrent que les symboles ont un contenu sémantique transcendant la simple rhétorique). Il verse dans le génie dans la forme. Par l’écriture de pages de philosophie employant un vocabulaire réinventé, et donc encore plus abscons pour le lecteur que celui des philosophes, et en arrivant malgré tout à nous faire comprendre les concepts, il démontre très habilement son propos. Les multiples cosmos sont liés par des concepts communs. Et s’ouvrent les portes des multivers.

Par la même occasion, nous en apprenons beaucoup sur les trois sacs (entendre « mises à sac ») subis par le monde mathique au cours de son histoire, et comment les avôts se sont vu privés par le monde séculier de toute forme de technologie. C’est un véritable Jihad Butlérien qui s’est abattu sur le monde mathique. Et comme dans le roman de Frank Herbert, c’est l’intellect qui a alors pris la relève, et ce de manière spectaculaire chez les millénaristes.

L’expérience

« Pssst, tu veux du sense of wonder ?« 

La dernière partie du livre est tout simplement un exploit. Une fois la théorie absorbée, quoi de plus naturel que se lancer dans l’espace pour la tester et la mettre en pratique ? C’est donc dans l’espace, en orbite autour d’Arbre, que va se dérouler toute la dernière partie du livre. Et Neal Stephenson en envoie là du lourd. Du très très lourd. C’est « démentiel » pour reprendre la caractérisation d’un camarade blogueur. Je ne saurais mieux dire. Les cent dernières pages sont conceptuellement brillantes. Je n’en dirai pas plus si ce n’est que les événements racontés dans le livre se prêtent à de multiples interprétations (non, sans déc ?). Mon interprétation personnelle me fait tisser des parallèles entre ce roman et certains écrits de Greg Egan, notamment la nouvelle L’assassin infini ou le roman Isolation. Autant dire qu'[anatèm] atteint des sommets de ce que la SF sait produire, et cela sous une forme éblouissante d’intelligence et de talent narratif.

Lisez [anatèm], c’est un monument de la littérature de science-fiction comme on n’en croise qu’une fois tous les 10 ou 20 ans.

Au fait, Jacques Collin est passé sur l’épaule d’Orion pour répondre à quelques questions sur sa traduction. C’est .


D’autres avis sur la blogosphère : ApophisJust A word, Anudar, les lectures du Makiau Pays des Cave Trolls , Blog-O-Livre, l’Albedo, FeyGirl, 233°C, Nevertwhere,


Titre : [anatèm] T2
Série : [anatèm] (2/2)
Auteur : Neal Stephenson
Publication : 31 Octobre chez Albin Michel Imaginaire
Traduction : Jacques Collin
Nombre de pages : 560
Format : papier et ebook.
Prix : locus du meilleur roman 2008


39 réflexions sur “[anatèm] T2 – Neal Stephenson

  1. Eh bien suite à notre conversation d’hier, je trouve que tu t’en es très bien tiré, ta critique est très intéressante sans pour autant spoiler ceux qui n’ont pas encore eu l’occasion de lire une seule page de ce livre dans son ensemble. Bravo, et j’espère que cette chronique incitera tes lecteurs qui hésitent encore à se lancer dans Anatèm, effectivement un monument de la SF !

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  2. Ton approche de ce deuxième tome est très intéressante (observation, théorie, expérience) : je n’y aurais pas pensé moi-même et pourtant, cela me semble à présent une clé de lecture évidente.

    Nous sommes en tout cas d’accord pour dire que ce roman est l’un des plus importants de la décennie, qui parvient à faire des clins d’oeil à la plupart de ses grands prédécesseurs (de « Fondation » à « Dune ») sans jamais se faire copie pour autant.

    Merci pour le lien, que j’ai rendu bien entendu 😉

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      1. Merci Yogo ! Mis à part le côté jihad butlérien des sacs, les autres références que je vois à Dune ont trait à ma propre interprétation du chapitre final. Je ne peux donc pas m’étendre dessus sous risque de spoiler méchamment, voire d’imposer une interprétation personnelle. Mais par exemple, pour moi les millénaristes sont l’équivalent des mentats.

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  3. J’attaque tout juste le tome 2. Je viens de terminer le tome 1 et la chronique reflète très bien mon ressenti. Alors je n’ai pas saisi tous les concepts philosophiques et mathématiques même si je sentais qu’il se « cachait » quelque chose. J’ai aussi plusieurs fois souri et je vous rejoins sur le côté drôle. Une de lectures préférées de l’année qu’il faudrait que je relise.

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      1. J’ai fini le tome 2 hier soir et je pense que vous avez résumé mon ressenti à la fin de ce tome « plus fort, plus exigeant, plus beau, plus drôle, plus intense, plus profond, et plus époustouflant encore que le tome 1 ». C’est exactement ça, je n’aurai pas pu dire mieux. Je pense que ma prochaine lecture me paraîtra fade quelque soit sa qualité. J’ai envie de le relire du début dès maintenant et c’est rare chez moi. Toute la partie au convoxe est extra. C’est ma partie préférée de tout le roman avec le moment du contact. Puis, toute la partie dans l’espace. J’ai trouvé ça tellement bien fait. Je suis une jeune lectrice de SF (je lis plus de fantasy), donc c’est tout nouveau comme exigence et plaisir de lecture. J’ai l’impression que ce roman a mis tout ce que j’aime et aimerai en SF sans savoir que c’est ce que j’aimais (ça a du sens?).
        C’est définitivement ma lecture 2018 de l’année.
        Est ce que vous avez titres à me suggérer dans la même veine ? Je suis preneuse, j’ai l’impression que tout un pan de SF est là et n’attends qu’à ce que je le lise.

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        1. Bonjour B, dans la même veine, je peux conseiller Latium 1 et 2 de Romain Lucazeau, sorti en 2016 chez Denoël. Et en 2019, le Bélial va sortir la traduction de Too like the lightning d’Ada Palmer. Ca sera une des grosses sorties de l’année en SF et ça va faire du bruit.

          Sinon, dans mes coups de coeur de l’année, mais dans un style différent, il y a Summerland d’Hannu Rajaniemi, qui n’est pas encore traduit mais j’espère qu’il le sera bientôt, et Dans la toile du temps d’Adrian Tchaikovski qui est sorti chez Denoël.

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