Une interview : Aliette de Bodard – L’univers de Xuya

aliette
Photographie : Lou Abercombrie

Si vous passez sur ce blog de temps à autre, vous avez dû apercevoir quelques chroniques de différents textes d’Aliette de Bodard, qui s’inscrivent dans l’univers science-fictif de Xuya créé par l’autrice française. Ayant beaucoup apprécié l’originalité de cet univers à contre-courant de ce qui se fait habituellement en Space Opera, genre qui montre une forte tendance à s’enfermer dans des normes et dans une esthétique aseptisée d’inspiration occidentale, j’ai eu l’envie de proposer une interview à Aliette de Bodard. Elle a accepté avec gentillesse et enthousiasme en dépit d’un planning très serré. Pour mener cette interview, j’ai voulu faire appel à la collaboration de deux figures de la blogosphère SFFF en France, qui ont elles aussi récemment exploré l’univers de Xuya et en sont ressorties charmés : Lutin, la blogueuse à sabre, dresseuse d’hyménoptères, et gardienne de l’Albedo, et Apophis, le blogueur à crochets, maître de la taxonomie, auteur du Guide des genres et sous-genres de l’imaginaire publié chez Albin Michel Imaginaire, et divinité du Culte.


FeydRautha : Bonjour Aliette de Bordard et merci beaucoup d’avoir répondu à cette invitation à nous parler de l’univers de Xuya. Pour commencer, puis-je vous demander de vous présenter pour les lecteurs qui ne vous connaîtraient pas ?

Aliette de Bodard : Bien sûr ! Je suis écrivain de science fiction et de fantasy : j’écris en anglais. Je suis l’auteur de sept livres et de nombreuses nouvelles, qui m’ont valu deux prix Nébula, un prix Locus, un prix European Science Fiction Association, et trois prix British Science Fiction Association. En français, mes livres sont publiés (en traduction) par Fleuve: La Chute de la Maison aux Flèches d’Argent et L’Ascension de la Maison Aubépine, et mes nouvelles dans Galaxies ainsi que dans l’anthologie des Utopiales 2015.

Apophis :  Bonjour Aliette. Xuya tranche radicalement avec l’écrasante majorité des Space Operas, qui sont d’inspiration occidentale. Avez-vous consciemment recherché cette singularité ou s’est-elle naturellement imposée, du fait de vos origines, lors de l’écriture, comme une évidence ?

Aliette de Bodard : Ce n’est pas vraiment quelque chose que j’ai consciemment recherché, mais ça a longtemps été quelque chose qui me manquait : mes premières œuvres de science fiction ont été des nouvelles de hard-SF avec un background occidental (et de plus très générique). Elles sonnaient creuses et je n’arrivais pas à mettre le doigt sur pourquoi. Et puis, j’ai graduellement mêlé mes origines à la SF : graduellement, en écrivant des histoires inspirées de la Chine (qui a des relations… compliquées avec le Vietnam et une culture avec de nombreux points communs), puis en y intégrant des questions de famille, de diaspora et de mémoire, et enfin en me lançant vraiment sur des choses plus aventureuses : culture vietnamienne, toile de fond plus large, personnage point de vue non humain…

Lutin : Bonjour Aliette. Les personnages féminins sont mis en avant dans l’univers Xuya, sachant que les bâtiments en anglais sont désignés par le pronom féminin « she », l’ensemble transfère une dimension très féminine et maternelle dans Xuya. Est-ce une volonté de votre part ? Un militantisme ? A quel point des éléments personnels sont-ils inclus dans cet univers ?

Aliette de Bodard : Les vaisseaux dans Xuya sont considérés comme des personnes, et donc je me refuse d’utiliser « it » pour m’y référer. Ils choisissent (ou tout du moins leur famille choisit) un genre (je n’utilise pas « pronom » car le vietnamien est passablement compliqué sur les pronoms, dont le choix et l’utilisation dépendent du genre, de l’âge, de l’intimité de la relation entre les deux personnes qui se parlent mutuellement…). Ils peuvent donc être « he » ou « she » en anglais. Maintenant, il est vrai que dans l’univers de Xuya on ne voit que très peu de vaisseaux masculins : c’est un choix délibéré de ma part de centrer des personnages féminins, à qui on n’a pas toujours donné le beau rôle en science fiction ! De même pour le centrage sur la famille et les relations familiales : dans beaucoup de SF particulièrement américaine, elles sont vues comme des freins. Je voulais leur redonner une place : la famille peut être étouffante, mais elle est aussi source de soutien et de chaleur, et je pense que ce côté-là mérite d’être plus développé (en particulier la famille étendue, oncles, tantes, cousins…).

FeydRautha : Pour moi, en plus de proposer un worldbuilding incroyablement riche, un des grands attraits de l’univers de Xuya est aussi de provoquer un voyage des sens. Les cinq sens y sont convoqués, et notamment le goût, dans de très belles pages consacrées à la gastronomie et à son rapport à la mémoire et à la famille.  Je ne peux m’empêcher de penser aux films de Trần Anh Hùng ou à Salé Sucré d’Ang Lee. C’est une dimension qui est rarement exploitée en SF. D’où vient cette attention que vous y portez ? Y a-t-il un message ?

Aliette de Bodard : Pour moi, le goût est un sens qui est largement sous-utilisé en SF : il est intimement lié à la mémoire, et de même pour la nourriture. Aujourd’hui encore, l’odeur de l’ail sur les mains me renvoie à quand j’étais toute petite dans la cuisine de chez ma grand-mère maternelle. Pour moi, la nourriture est une dimension fondamentale de la vie et non seulement sa consommation mais sa préparation qui est une occasion sociale qu’on ne voit que très peu, de manière générale, en SF, le monde du futur ayant tendance à être aseptisé.

Lutin : La spiritualité au sens large est très présente dans Xuya, et participe à cette ambiance plutôt unique, le voyez-vous juste comme un élément de personnalisation (mindship inclus)  ou est-ce  une composante indissociable, un élément culturel de l’Empire Daï Viet ?

Aliette de Bodard : Pour moi la question ne s’est même pas posée. L’empire Dai Viet est basé sur les empires confucéens (Chine et Vietnam, chez qui le confucianisme n’est d’ailleurs pas considéré comme une religion au sens occidental), pour lesquels la culture est profondément imprégnée des Trois Enseignements (Confucianisme, Bouddhisme, Daoisme), et c’est ce schéma que j’ai repris dans mon univers. Enlever ce composant aurait un peu été comme enlever le squelette : ça aurait été difficile et le résultat n’aurait probablement pas tenu debout.

Apophis : J’ai cru discerner, à la lecture de deux de vos novellas, l’influence de Iain M. Banks et d’Ann McCaffrey concernant les Mindships et les Shipminds. Quel(le)s sont les auteur(e)s qui ont été vos sources d’inspiration principales pour Xuya ?

Aliette de Bodard : J’avoue que je n’ai pas lu les vaisseaux d’Ann McCaffrey ! (les dragons, oui, mais pas ces livres-là en particulier). En fait, l’inspiration originelle est Star Wars épisode III, et particulièrement la mort d’Amidala à la fin de l’épisode, qui m’avait rendue assez énervée, parce qu’une civilisation suffisamment avancée pour avoir des vaisseaux spatiaux et des sabrolasers mais qui n’était pas capable de résoudre la mortalité maternelle à l’accouchement est pour moi une civilisation qui a de gros problèmes de priorités… J’ai donc voulu faire des histoires dans un empire galactique du futur où la mortalité à l’accouchement était devenue négligeable, mais en même temps je restais fascinée par l’accouchement, l’acte de donner naissance, et je voulais faire une histoire où la grossesse serait centrale (parce qu’on en voit si peu en SF). Je me suis donc dit que cette grossesse, plutôt que d’être humaine, pouvait être celle d’un vaisseau spatial et c’est comme cela que sont nés les mindships : la combinaison d’une intelligence organico-artificielle incubée dans un ventre humain, et d’un vaisseau spatial élaboré avec soin par un Maître de l’Harmonie du design (un architecte de vaisseaux spatiaux en somme !).

Lutin : Comment imaginez-vous visuellement les voyages dans les deep-spaces ? à quoi ressemble ce transfert du point A au point B ?

Aliette de Bodard : J’imagine cela comme quelque chose de très perturbant : le transfert du point A au point B ne se fait pas simultanément, donc il y a bien un voyage avec une durée, mais l’espace et le temps deviennent très élastiques. La durée perçue n’est pas forcément la durée réelle, ça peut être plus court ou plus long, et vous pouvez avoir des flash-backs sur le passé (ou des visions du futur ou tout du moins d’un futur possible). Et l’intérieur du mindship devient aussi subtilement différent : pas de façon spectaculaire (sauf plongée très profonde mais que les mindships évitent parce que les humains n’y survivraient que mal), mais juste assez pour être très dérangeant.

FeydRautha : Vous êtes diplômée de l’école Polytechnique et possédez donc une solide formation scientifique. Comment cela joue-t-il dans votre approche de la SF ? Vous avez notamment participé à plusieurs reprises aux anthologies de l’Infinity Project de Jonathan Strahan (une des plus importantes anthologies de hard-SF du début du XXIe siècle). Est-ce que la hard-SF est un sous-genre qui vous intéresse particulièrement ?

Aliette de Bodard : Ma formation d’ingénieur est surtout dans le background quand j’écris des histoires : elle me sert éventuellement à consulter quelques références scientifiques, mais je pars du principe que la science est très changeante, beaucoup plus qu’on ne le croit : ce ne sont pas des règles à respecter à tout prix, mais des lois qui sont sans cesse remises en cause, et les certitudes d’aujourd’hui auront, sans aucun doute, laissé la place à une compréhension très différente d’ici quelques siècles si ce n’est quelques décennies. Dans mes récits la science est toujours subordonnée à l’univers et aux personnages.

Apophis : A ma connaissance, tous les textes se passant dans l’univers de Xuya relèvent de la forme courte, novella, novelette ou nouvelle. Est-il dans vos projets d’écrire un roman se déroulant dans ce contexte ?

Aliette de Bodard : J’ai effectivement un projet de roman dans l’univers, qui est mon prochain projet de roman : il se déroule dans la Scattered Pearls Belt, une ceinture d’astéroïdes et d’habitats orbitaux tenus par des familles exilées de l’empire galactique, et suit le retour d’un général tombé en disgrâce suite à une rébellion et qui s’est retrouvé entre la vie et la mort dans les deep spaces. Quand elle revient enfin, peu de temps s’est écoulé pour elle, mais vingt années ont passé pour les autres : l’enfant-vaisseau qu’elle a porté dans son ventre et qui n’était qu’un bébé lorsqu’elle est partie à la guerre a été adopté par un autre, et ceux qui l’ont trahie sont maintenant riches et haut placés… Elle va chercher à avoir sa revanche, pendant que la nouvelle génération (son enfant et ses camarades) essaient de comprendre ce qui s’est passé vingt ans plus tôt…

(c’est un peu Le Comte de Monte Cristo avec des vaisseaux spatiaux, bien que l’inspiration première soit une série chinoise, Nirvana on Fire).

FeydRautha : Vivant un temps en Angleterre, vous avez commencé à écrire en anglais, et n’avez jamais cessé depuis. Ce choix me semble pertinent lorsqu’on souhaite produire une œuvre de SF. Vous avez d’ailleurs été nommée pour de nombreux prix prestigieux dans le monde anglo-saxon. Quels sont vos rapports avec l’édition française ?

Aliette de Bodard : Mes livres sont publiés en français comme je l’ai signalé plus haut (surtout la fantasy, étant donné que je n’ai pas encore de livre de SF), et je vais régulièrement aux salons et conventions comme les Imaginales et Sèvres. Je ne me traduis pas : je n’ai pas les compétences. Pour mes romans c’est Emmanuel Chastellière qui fait la traduction et il vient me poser des questions s’il a besoin – c’est assez bizarre, en fait, de lire ma traduction. Rien à voir avec la qualité du travail (qui est vraiment excellente), mais j’ai toujours l’impression que quelqu’un a pris mon intrigue et mes personnages et a écrit un roman qui ressemble presque au mien : je mesure vraiment dans ce moment en quoi le traducteur est le co-auteur du texte !


Encore merci à Aliette de Bodard d’avoir pris le temps de répondre à nos questions. Vous pouvez trouver de nombreuses informations sur ses romans et nouvelles, et notamment sur l’univers de Xuya avec des liens vers des textes en accès libre, sur son site personnel :


24 réflexions sur “Une interview : Aliette de Bodard – L’univers de Xuya

  1. A reblogué ceci sur Le culte d'Apophiset a ajouté:
    Il y a quelques semaines, l’ami FeydRautha a eu l’idée de réaliser une interview d’Aliette de Bodard, portant notamment sur l’univers Xuya, une science-fiction dont l’ambiance asiatique tranche radicalement avec ce qui se fait d’habitude en Space Opera. Avec la gentillesse et la classe qui le caractérisent, il nous a proposé, à Lutin du blog Albédo et à moi, d’être associés à cette initiative, vu que nous avions nous aussi apprécié cet univers; Nous avons donc mis au point tous ensemble une liste de questions à soumettre à l’autrice, qui a eu la gentillesse d’y répondre. Et comme vous le verrez, lesdites réponses sont extrêmement intéressantes, et prouvent que la place d’Aliette dans ma Sainte Trinité des autrices critiquées sur le Culte n’est pas usurpée (réponse subliminale à une des questions du concours -qui se termine vendredi à minuit, il ne vous reste plus beaucoup de temps pour participer !-).

    Je vous invite donc à lire cette interview sur le blog de FeydRautha !

    Aimé par 1 personne

  2. Une expérience très amusante et gratifiante. Je te remercie beaucoup Orion! 🙂

    Et l’univers de Xuya mérite le détour, et que quelques éditeurs s’y penchent activement. Et puis avec de telles réponses, on ne peut être que charmé. 🙂

    Aimé par 3 personnes

  3. Ouah, super interview ! En plusieurs voix (et quelles voix svp) ça a vraiment de la gueule. Y avait un moment que j’étais intéressé par les textes de cette autrice (La Chute de la Maison aux flêches d’Argent notamment qui est dans ma Wishlist). Merci d’avoir partagé cette expérience, réalisée par des blogueurs d’expérience 🙂

    Aimé par 2 personnes

  4. Cool cette co-interview, En plus d’une auteure assez peu connue en France avec sa SF.

    Il y a des éléments qui m’attirent dans cet univers, d’autres beaucoup moins, ce que j’avais déjà remarqué dans les quelques billets ici ou là.
    Le temps qu’un éditeur se penche sur cette histoire, j’aurais peut être décidé de me lancer, ou pas.

    J’aime

  5. Merci à vous quatre pour cet entretien ; il n’y a plus qu’à espérer que l’univers de Xuya trouve acquéreur sous nos latitudes hexagonales.
    Une novella dans la collection Une Heure-Lumière, par exemple !?
    [-_ô]

    (Et lire ici Aliette, m’a remis en mémoire que j’avais en vue de lire son roman qui se déroule chez les Aztèques, donc re-merci.)

    Aimé par 1 personne

  6. Merci pour cette interview, qui éclaire cet univers très particulier et malheureusement pas disponible en VF. Ceci dit, ayant lu l’autrice en anglais, je pense que c’est assez accessible, je m’y risquerai sans doute un jour.

    Aimé par 1 personne

    1. Les romans de fantasy d’Aliette de Bodard étant traduits, on peut espérer que le volet science-fiction de son oeuvre le soit aussi. Pour les nouvelles, c’est plus difficile. Il y a peu d’éditeurs qui s’intéressent aux nouvelles en France.

      J’aime

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.