La Grâce des Rois – Ken Liu

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A la fois auteur et traducteur de science-fiction et de fantasy, Ken Liu est l’un des écrivains américains les plus en vue depuis quelques années. Il a notamment reçu pour ses écrits, originaux et traductions, les principaux prix récompensant les littératures de l’imaginaire, à savoir les Hugo, Nebula, Locus, et World Fantasy. En France, il est principalement connu pour ses nouvelles et romans courts publiés chez Le Bélial’ : Le recueil de nouvelles La Ménagerie de papier, ainsi que L’homme qui mit fin à l’histoire et Le Regard, tous deux dans la collection Une Heure Lumière. L’Homme qui mit fin à l’histoire est par ailleurs le plus gros tirage de la collection avec à ce jour 5 réimpressions.

Son premier roman, The Grace of Kings, publié en langue anglaise en 2015, a été traduit en français et est sorti chez Fleuve le 4 Octobre 2018 sous le titre La Grace des Rois en reprenant la couverture originale. Il s’agit du premier tome de la trilogie La Dynastie des Dents-de-Lion. The Grace of Kings a reçu le prix Locus 2016 du meilleur roman. A 640 pages en version originale, la traduction de ce premier tome monte à 850 pages. Parce que je suis empli de compassion pour mon prochain, je fais donc une mise en garde : La Grâce des Rois pèse un bon kilo. Si, comme moi, vous lisez dans les transports en commun, vous allez trouver le temps long car, tenu à une main en station verticale prolongée, ce bouquin  ne se fait pas oublier. Si vous ne visez pas l’hypertrophie du biceps gauche, la version électronique est faite pour vous !

Une fantasy historique

La Grâce des Rois, c’est le roman qui définit un sous-genre de la fantaisie d’inspiration asiatique et pour lequel Ken Liu himself a inventé le terme « silkpunk », au départ de manière facétieuse. Ainsi qu’il le raconte dans cette interview accordée au magazine Lightspeed (en anglais), il s’est inspiré de l’histoire chinoise et notamment de la guerre Chu-Han et de la chute de la dynastie Qin (206 à 202 avant Jean-Claude) pour écrire son roman. Cela va bien au-delà de la simple inspiration.  Si vous comptez lire ce livre, ne cliquez pas sur les liens que je donne dans ma chronique. L’histoire chinoise de cette période est un immense spoiler du livre de Ken Liu. A moins que ce ne soit l’inverse.

Pour certains La Grâce des Rois sera une fantasy épique, pour d’autres l’acte fondateur du silkpunk. Pour moi, il s’agit surtout d’une fantasy historique.  La Grâce des Rois n’est pas simplement inspirée par l’Histoire chinoise, mais une réécriture à peine romancée.  Il s’agit d’une fiction historique relatant des faits réels ou légendaires et habitée de personnages qui le sont tout autant.

A la manière du Shiji, La Grâce des Rois chronique les batailles qui vont mener à la destitution de l’empire et la geste de ses héros. Dans le roman, les deux principaux personnages se nomment Kuni Garu et Mata Zyndu. Kuni Garu n’est autre que Liu Bang.  Ken Liu reprend intégralement le personnage, son caractère, sa jeunesse, ses aventures jusque dans les moindres détails : les bars et les bagarres, l’escorte des prisonniers, l’échappée dans les montagnes, le serpent blanc, et son destin. Ainsi, bien sûr, que sa rencontre et son amitié Mata Zyndu qui, lui, n’est autre que le guerrier légendaire Xiang Yu. Toutes les aventures et mésaventures que les deux personnages vivent dans le roman proviennent des écrits des historiens chinois de l’époque et de la légende telle qu’elle nous est arrivée jusqu’à ce jour. Y compris dans le dénouement final.

Pourquoi pas ? Ken Liu n’est pas le premier auteur a avoir puisé dans l’histoire, les contes et légendes pour écrire de la fantasy. Mais dans ce cas, l’absence de scénario ou de personnages originaux m’empêche d’y voir une grande œuvre de fantasy. Cela n’en fait pas pour autant un roman inintéressant, j’ai personnellement beaucoup appris sur cette Histoire que je ne connaissais pas et sur laquelle j’ai lu en parallèle à La Grâce des Rois.

Le monde de Dara

Le livre s’ouvre sur un  dramatis personae bienvenu car ils sont nombreux les personae, et, dans la plus pure tradition des livres de fantasy, sur deux cartes situant les Iles du monde de Dara et les lieux importants du roman. L’archipel de Dara est divisé en Sept Etats qui, après avoir vécu en guerre perpétuelle, connurent une paix fragile grâce au système politique du Tiro qui concède une égalité politique entre états et s’assure que les uns et les autres dialoguent. Notons que les Sept Etats sont référence aux sept royaumes combattants unifiés par la dynastie Qin. Le Tiro a pris fin lorsque le Roi Réon du Xana a mis à profit la supériorité aérienne de ses armées (voir à ce sujet la chronique de la nouvelle None owns the Air) pour conquérir l’ensemble des Sept Etats de Dara. Il a unifié ces territoires en se proclamant Madipéré, c’est à dire Premier Empereur. Son règne est marqué par la brutalité de sa politique répressive et les écrasants impôts humains et financiers qu’il impose aux populations de l’archipel.

Au 11e mois de l’an 23 de son règne, l’empereur meurt, et une trahison de son premier ministre place sur le trône son fils cadet plutôt que son aîné. A travers l’archipel vont se déclencher des rébellions, parmi les Sept Etats quelques-uns cherchant à retrouver leur souveraineté. C’est dans le royaume de Cocru, premier libéré, que les choses vont prendre une tournure sérieuse.  Le récit est fait de trahisons, de manœuvre politique, de retournement d’alliances et de meurtres, le tout dans un foisonnement que ne renierait pas George R. R. Martin. Toute cette danse est menée par les dieux. Ceux-ci sont liés par un pacte leur interdisant d’agir directement, mais rien ne les empêche de chuchoter à l’oreille des hommes et de les influencer dans leurs actions, ou de provoquer les rencontres favorables à un camp ou un autre. Dara est un échiquier sur lequel ils s’affrontent, et les hommes sont leurs pions.

L’archipel de Dara est un monde de fantasy, bien que les éléments qualifiant le genre restent légers. Il n’y a pas ici d’elfe ou de nain, ni d’ailleurs aucune race autre qu’humaine, si ce ne sont les dieux qui influencent les hommes. Il n’y a pas de dragon, mais quelques créatures que l’on peut appelées fantastiques, comme les crubènes, une sorte de baleine à écailles portant une corne sur le front, et les faucons de Mingén, qui ne sont que des faucons de grande taille. Point de magie non plus mais des technologies imaginées. Un peu. Il y a des cerf-volants de guerre, et surtout des aérostats, sorte de ballons dirigeables gonflés avec un gaz plus léger que l’air et qui jaillit naturellement dans une seule rivière du royaume de Xana. Il est dit quelque part « azoté » mais j’ignore s’il s’agit là d’une maladresse de traduction ou d’une grosse bêtise de Ken Liu. Ce sont ces fameux aérostats qui donnent à l’armée de Xana sa domination aérienne. Plus loin, il y a aussi des portails magnétiques servant à détecter les armes dissimulées. Ce sont en fait des murs chargés de magnétite qui attire le fer et déforme les poches de ceux qui tenteraient d’introduire une poignard en un lieu interdit. Et finalement, des bateaux sous-marins dont la conception est inspirée de celle des aérostats. Ce sera tout pour la saveur  fantasy.

Et en ce qui concerne la saveur asiatique qui définirait le silkpunk, elle est là encore très légère et à peine discernable à la lecture. Ken Liu ne fait que très peu de descriptions des lieux ou des tenues des personnages, ou des armes, si bien qu’il ne donne rien à lire qui pourrait donner une esthétique ou un parfum de Chine à son récit, si ce n’est dans les noms des personnages et l’évocation d’un ou deux plats régionaux. Le roman pourrait très bien se dérouler dans un moyen-âge européen que cela serait imperceptible. Alors où se trouve la soie dans le silkpunk ?  Elle ne se trouve que dans l’Histoire chinoise qui a inspiré le roman.

Les personnages

Si de nombreux personnages apparaissent et disparaissent dans le roman, Ken Liu va en suivre principalement deux qui sont les héros de La Grâce des Rois : Kuni Garu et Mata Zyndu. Nous les trouvons enfants au début du roman, puis nous les voyons devenir adultes et prendre partie prenante dans les événements qui vont bousculer les royaumes de Dara.  Tout oppose ces deux personnages. Kuni est un jeune homme sans ambition, issu de la plèbe, passant ses premières années à boire et à côtoyer les infréquentables de sa ville natale. Il y développe un sens des relations humaines, de la roublardise et un fort sens de l’amitié. Il apprend aussi à saisir les opportunités qui se présentent à lui. Mata est le descendant d’une famille noble du royaume de Cocru. Géant de deux mètres trente aux doubles pupilles, il est un guerrier redoutable qui rêve de gloire et de batailles. Ces deux personnages vont se rencontrer sur les champs de bataille et forger une très forte amitié.

Parmi les nombreux autres personnages, on retiendra les deux frères Ratho et Dafiro qui sont les Merry et Pippin de La Grâce des Rois. Ils accompagnent les batailles et les armées, livrant leurs commentaires au fil du récit. Leurs aventures sont d’ailleurs assez semblables à celles vécues par les deux hobbits de Tolkien. Il y a aussi Luan Zya, une sorte de génie en recherche de vengeance, et Gin Mazoti la femme guerrière, quasiment le seul personnage féminin ayant un peu d’épaisseur, mais qui n’interviendra que dans le dernier quart du livre. C’est dommage car c’est un personnage plus intéressant que ne le sont les autres qui s’avèrent  assez caricaturaux.

Enfin, les autres personnages du roman sont les dieux qui manipulent les hommes. Leurs interventions émaillent le roman.

Pour conclure

La Grâce des Rois est un roman complet qui peut se lire sans attendre de suite.  Le nombre important de pages est contrebalancé par un rythme qui, s’il n’évolue pas vraiment au cours du livre, à le mérite d’être rapide. Il se passe constamment quelque chose. Parfois même trop. Certains événements clefs sont résolus en une phrase, et les innombrables manœuvres politiques et retournements de veste sont souvent peu développés. J’ai le sentiment que Ken Liu a voulu trop raconter en ne disant pas assez.

Ken Liu n’a pas écrit un scénario original de fantasy asiatique, il a repris un pan de l’histoire de la Chine sous une mise en forme romanesque. Il a habillé le récit historique d’un léger voile de fantasy, ce qui est très commun dans les légendes et la littérature chinoises. Cela n’en fait pas un mauvais roman, mais cela n’en fait pas un roman de fantasy original. Si on oublie un instant l’inspiration chinoise du roman, ce n’est pas non plus une histoire d’une folle originalité en comparaison avec toutes les œuvres de fantasy qui l’ont précédé. Pour tout dire, j’attendais beaucoup plus de ce livre qui au final est timide dans son ambition. J’ai du mal à me convaincre qu’il s’agit là de l’événement fondateur et génial d’un nouveau sous-genre de la fantasy sur lequel je devrais m’extasier.


D’autres avis  : Blog-O-Livre, Elbakin et Cédric Jeanneret sur la VO, l’ours inculte, Au pays des Cave trolls sur la VF.


Titre : La Grâce des Rois
Série : La Dynastie des Dents-de-Lion
Auteur : Ken Liu
Publication : 4 Octobre 2018 chez Fleuve
Traduction : Elodie Coello
Nombre de pages : 850
Format : papier et ebook
Distinction : Prix Locus 2016 du meilleur roman


17 réflexions sur “La Grâce des Rois – Ken Liu

  1. Je n’ai pas encore eu le temps de le lire, mais ta critique confirme bien ce que je sentais : le vrai pape du véritable Silkpunk est finalement Jy Yang et pas Ken Liu, à mon avis. Parce que tous les points qui t’ont posé problème chez Liu sont exactement inversés chez le singapourien : monde extrêmement fantastique mais avec une vraie technologie (ou plutôt techno-magie), très nette ambiance asiatique, contexte et personnages originaux, vraie évolution de la Fantasy, etc.

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    1. Je ne sais pas si tu te souviens, je t’en avais parlé, il y a 2 ou 3 ans, un auteur m’avait envoyé son roman qu’il décrivait comme une fantasy originale inspirée des mythes nordiques. En fait, il réécrivait la chanson des Nibelungen en changeant les noms. J’ai le même sentiment de léger foutage de gueule avec ce roman de Ken Liu.

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  2. Bon, je ne vais pas me pressée pour le lire. Je me demande si j’avais bien fait de l’acheter en VO ( umérique) celui-ci, même si je me félicite d’avoir eu du nez pour la version qui ne développera pas de façon disgracieuse mon biceps gauche.
    J’aurai attendu plus d’originalité dans le scénario de l’histoire. Bon, je vais me donner le temps de la réflexion et voir si j’opte pour une VF (et me failiter la tâche) ou la VO fera l’affaire. Qu’en penses-tu après lecture ?

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  3. En bon inculte j’ai pas fait toutes ces recherches sur les parallèles avec l’histoire chinoise, j’ai quand même bien apprécié le roman malgré un démarrage laborieux. Mais on sent bien que c’est « l’escroquerie » qui te refroidit plus que la lecture en elle-même.

    Pourtant, comme toi, j’ai pas non plus trouvé le chef-d’oeuvre dont j’avais tant entendu parler.

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    1. Escroquerie, le terme est un peu fort, mais oui ça me gène que ce texte soit considéré comme la naissance d’un sous-genre de la fantasy alors que ce n’est pas un texte original. Et plus un texte est encensé et plus je le lis de façon critique. Je n’y peux rien, c’est mon esprit de contradiction. Après, comme je le dis, ce n’est pas pour autant un mauvais roman, et c’est même assez intéressant pour se plonger dans cette histoire chinoise. Je ne l’aurais sans doute pas fait si je n’avais pas lu ce livre.

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