[anatèm] T1 – Neal Stephenson

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D’après ce que j’ai pu en goûter, la double vague de lancement de la nouvelle collection Albin Michel Imaginaire prévue fin Septembre et fin Octobre s’applique à proposer un choix éclectique de romans aux lecteurs et lectrices des littératures de mauvais genres. On y trouve American Elsewhere, un western contemporain orienté fantastique/horreur, que le directeur de la collection Gilles Dumay considère mainstream (j’émets personnellement des doutes sur cette catégorisation, le réservant plutôt aux amateurs de lovecrafteries contemporaines à tendance névropathe), Les Etoiles sont Légion, un space opera féminin déjanté et organique, que le dirlo considère féministe (j’émets personnellement des doutes sur cette catégorisation, le réservant plutôt aux amateurs de bonne chair à tendance psychopathe), et enfin, le clou du spectacle, le roman pour lequel je me présente devant vous aujourd’hui, ladies and germs : [anatèm] de Neal Stephenson, tome 1, soit un roman de hard-SF médiéviste et philosophique, que le taulier considère je ne sais comment, mais que je réserve aux amateurs éclairés de SF cérébrale dure… à tendance sociopathe. J’ignore si vous vous retrouverez dans l’une de ces descriptions de lecteurs, mais moi je m’y suis retrouvé dans les trois. De quoi me faire douter de ma santé mentale. Il y a donc dans ce lancement du bon (Les Etoiles sont Légion), du très bon (American Elsewhere) et de l’excellent ([anatèm]).

[anatèm] est une lecture exigeante ! Le directeur de collection le dit, les premiers lecteurs le disent, et je ne vous dirai pas le contraire. La pleine immersion sans ligne de vie dans un univers philosophique et l’abondance de néologismes réclament du lecteur une attention soutenue. Ce livre n’est pas illisible pour autant, loin de là. Il a été numéro un des ventes du New York Times, après tout.

Une exigence de forme…

Nous sommes dans un futur lointain, le langage a évolué sur plusieurs milliers d’années. Le lecteur se doit donc d’apprendre une langue étrangère étrangement familière. Disons-le de suite, la traduction de Jacques Collin relève du coup de génie. Si néologismes il y a, par brouettes XXL, le son des mots est si proche, leur composition si naturelle, que leur sens se comprend intuitivement. Des termes comme fraa et soors, désignant respectivement les frères et sœurs au sens monacal, ou extra-muros se passent d’explication. D’autres comme visuer ou aperte se devinent aisément dans leur contexte, tout comme saunts pour savants (et dont on appréciera la paronymie avec saints), ou auction, qui peut désigner à la fois une action individuelle ou un rite collectif. D’autres encore, plus complexes, comme mystagogue ou kéfédokhlès, sont expliqués dans la quatrième édition du Dictionnaire de 3000 après R. dont des extraits sont proposés à travers le texte. Et il existe plusieurs niveaux de langage : le haut-taerran, le moyen taerran primitif, le moyen taerran tardif, le novotaerran, le taerran praxique, mais aussi le ouaïl, plus moderne. C’est un trésor de trouvailles linguistiques. Par exemple, la planète s’appelle l’Arbre. On ne parle donc pas d’extraterrestre mais d’extrasylvestre. On ne dit pas foutaise mais plus élégamment  foulx-thèse. Et lorsque vous absorbez suffisamment de totobono, globalement tout va bien. Ce qui se présente au départ comme une gageure devient ludique après les 50 premières pages.

Ce jeu sur la langue donne lieu à des pages pleines d’humour, et ce dès le premier chapitre du livre, à travers des dialogues assez savoureux :

« Spinther, […], ce n’est pas du tout la même chose ! On ne peut pas regarder une spinthe sur un viseur, il faut d’abord la réencrypter et rétroconvertir le format… »

Je ne sais pas vous, mais moi ça m’amuse. Il y a un côté discrètement Douglas Adams dans ces pages. L’humour est malicieux, érudit, et omniprésent dans le livre de Neal Stephenson. Dans les premières 100 pages, la description du cloître et de  son fonctionnement intérieur est très drôle, tout comme le récit de l’incendie du champ de joviale, ou encore la vie de ce saunt qui vivait entouré de pécos (littéralement péquins moyens) qui l’adoraient mais qui avaient cessé de consommer de la joviale (comprenez de l’herbe qui fait rire), ce qui les a rendus hargneux et ils ont fini par lui bouffer le foie. Il y a là des saveurs de blagues de monastère.

C’est un aspect que je m’étonne de ne pas avoir vu plus commenté dans les recensions des camarades blogueurs qui m’ont précédé dans la chronique de ce livre. Plus que le côté exigeant de l’écriture de Stephenson, c’est pour moi le côté humoristique qui prime dans le roman. On ne comprend peut-être pas tout au début du livre, mais on y rit beaucoup. Et là encore la traduction s’avère phénoménale car cet humour basé plus sur la forme que sur le fond est extrêmement difficile à retranscrire, je pense.

…et de fond.

L’exigence n’est pas que dans la forme, à laquelle on se fait rapidement, mais elle est surtout dans le fond. Je n’hésite pas à classer ce roman dans la hard-SF car son contenu philosophique et scientifique est dense et juste. Le roman de Neal Stephenson est un joyeux discours de philosophie classique illustrée. Le lien avec Umberto Eco période Le Nom de la Rose est ici évident, tant dans l’atmosphère que dans le propos. A travers de longs dialogues entre les personnages, il y évoque la logique, le sophisme, le réalisme platonicien, puis la scolastique médiévale avec le conceptualisme d’Abélard et le nominalisme d’Ockham. Mais tout ceci se cache derrière de nouvelles étiquettes, et les oppositions philosophiques se font entre protisme et théorique Hylaéenne. On vous a prévenu, il va falloir être attentif !

Et ce n’est pas tout. [anatèm] est aussi un roman de science-fiction et Neal Stephenson aborde de nombreux concepts scientifiques modernes. Si tout lecteur de SF sait ce que sont le cône de lumière en relativité générale et les multivers, je ne suis pas sûr que tout lecteur sache ce qu’est la théorie des groupes ou le pavage de Penrose.  Cependant, il ne faut pas que tout cela agisse comme un repoussoir. Le roman est écrit avec suffisamment de talent pour être passionnant si on prend le temps de la lecture. 

Là encore, au milieu des considérations philosophiques de haut vol, l’humour est très présent. La philosophie Doxienne par exemple est inspirée d’un visu (ancien programme tv) que l’on devine être Star Trek. Ou lorsque Neal Stephenson nous donne une leçon d’économie praxique :

« La plus grande partie de l’argent passerait de toute façon en pornographie, en eau sucrée et en bombes. Il y a des limites à ce qui peut être affecté aux accélérateurs de particules. »

Le monde mathique

Venons-en aux faits. Nous sommes sur la planète Arbre en l’an 3690 suivant un calendrier de plus de 7000 ans. Le monde a connu de nombreux bouleversements et on pourrait dire qu’il s’agit d’une ère post-apocalyptique. A ceci près que les apocalypses furent plurielles (hiver nucléaire, réchauffement climatique, etc.) et qu’elles ne font finalement que constituer l’Histoire. Ce qui en soi tue l’idée de post-apocalysme. Le narrateur du roman est fraa Erasmas, un avôt (soit l’inverse d’un dévôt), un jeune décénarien de 19 ans. Il n’est encore qu’un jeune padawan, un phyte, qui suit un mentor et qui n’a pas encore choisi son magistère. Il vit reclus au sein de la concente, c’est à dire un monastère, de Saunt Edhar.

Le système des concentes est philosophiquement inspiré de l’école pythagoricienne en cela qu’elle est une fraternité d’inspiration religieuse et scientifique, qu’elle adopte des règles strictes dans le domaine de l’éthique et du mode de vie (jusque dans les règles alimentaires) et qu’elle explore à la fois la cosmologie, la géométrie, la musique, l’architecture, la mécanique, etc. Elle s’appuie sur l’abstraction, la rhétorique et la théorique. La fraternité est la gardienne de la connaissance face aux bouleversements du monde, fondée à la suite des Événements Horrifiques. Dans le mythe historique de sa propre création, il existe aussi de nombreux liens avec la franc-maçonnerie que Neal Stephenson tisse plus ou moins subtilement.

L’ordre se décline en maths : unétariens, décénariens, canténariens, et millénariens, appellation qui correspond à la périodicité du contact avec le monde extérieur que les avôts s’autorisent lors de l’aperte, l’ouverture. Ainsi, lorsque les portes du monastère mynstère s’ouvrent, pendant 10 jours les avôts peuvent sortir, recueillir des informations sur les évolutions du monde. Pour les unétariens, c’est une fois l’an. Pour les décénariens, il faut attendre 10 ans. Pour les centénariens, 100 et les millénariens 1000. On dit même qu’il existerait des décamillénariens. Le monde mathique est de plus soumis à la Discipline, ensemble de règles strictes fermement appliquées.

Cet univers d’apparence monastique repose  sur un renversement par rapport au monde médiéval que l’on connait historiquement : les avôts sont par nécessité philosophique agnostiques, et la religion appartient au monde séculier, aux extra-muros. Ce n’est pas la seule opposition qui existe entre les avôts et les extras. Les avôts vivent dans le dépouillement et les extras dans une certaine abondance, en fonction des conditions du monde. Les extras ont accès à des technologies développées, que pour la plupart ils ne comprennent pas (téléphones portables, avions, automobiles, internet, etc).  Les avôts ont accès aux connaissances les plus poussées, mais n’utilisent aucune technologie. On pourrait presque voir le monde mathique comme une caricature du monde universitaire enfermé dans sa tour d’ivoire.

La moitié de ce premier tome est consacrée à décrire cet univers interne et ses relations complexes avec l’extérieur. Puis, peu après l’aperte, les autorités ferment brutalement l’observatoire du monastère et fraa Orolo, le mentor de fraa Erasma, est anathymisé, c’est-à-dire évincé de l’ordre. Fraa Erasmas et quelques amis vont alors se lancer dans une enquête qui les mènera en dehors de la consente pour tenter de découvrir les raisons de l’éviction de fraa Orolo, alors que plane au-dessus des têtes une menace qu’Iain Banks qualifierait de « problème hors contexte ». Les éléments parfois  insignifiants de la première moitié du livre resurgissent et mettent en place une histoire finement intriquée. Le talent de scénariste de Neal Stephenson explose dans la seconde partie du roman. Oh, il y a bien quelques scènes à l’utilité improbable, mais elles se noient dans la qualité de l’ensemble.

En conclusion

On va évidemment attendre le second tome avant de crier au chef-d’oeuvre, on ne sait jamais, Neal Stephenson pourrait s’emmêler les pinceaux et tout gâcher. Ce premier tome est toutefois solide, et j’ai peu d’appréhension. [anatèm] est un roman érudit, drôle, passionnant et intelligent. Ce n’est pas la lecture la plus facile de la rentrée mais c’est, en ce qui me concerne, la plus motivante. Et, au risque d’insister, le tout est magistralement servi par le travail de traduction de Jacques Collin. Qu’on lui refourgue un prix, bon sang !

Le tome 2 est encore plus époustouflant, et chroniqué ici. Et Jacques Collin est passé sur l’épaule d’Orion pour répondre à quelques questions sur sa traduction. C’est .


D’autres avis sur la blogosphère : Apophis, Gromovar, Just A WordLes lectures du Maki, Anudar, le Blog-O-Livre, noosphère, les chroniques du chroniqueur, Un papillon dans la lune, FeyGirl, Nevertwhere,


Titre : [anatèm] T1
Série : anatèm (1/2)
Auteur : Neal Stephenson
Publication : 26 Septembre chez Albin Michel Imaginaire
Traduction : Jacques Collin
Nombre de pages : 656
Format : papier et ebook.
Prix : locus du meilleur roman 2008


37 réflexions sur “[anatèm] T1 – Neal Stephenson

  1. Pour l’instant j’en suis à la « lovecrafterie contemporaine à tendance névropathe » mais j’ai beaucoup aimé ton tour d’horizon des parutions AMI 😀

    Anatèm n’a pas l’air pour moi cependant, je passerai mon tour

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    1. Si c’est le côté cours de philo qui te repousse, j’aimerais bien pouvoir te dire qu’on peut passer outre, mais non…c’est le cœur du livre. Alors si on ne le sent pas, il vaut mieux en effet passer son tour. Par contre le côté néologisme est plus ludique qu’autre chose.

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  2. Quand tu auras lu le tome 2, il y a une phrase de ton (excellent) article qu’il te faudra amender. (Non, ne me demande pas laquelle, ce serait un spoiler valant pire qu’anathymne.)
    En tous cas, ledit tome 2 ne m’a pas déçu, bien au contraire. Chef d’œuvre à mes yeux.

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  3. Les chroniques de Yogo et d’Apophis avaient déjà suscité mon intérêt, tout comme la description du roman faite par Gilles Dumay. Je sens que je vais craquer dans quelques jours. C’est marrant parce que le début de ta chronique m’a fait penser à la Horde du contrevent que tu cites juste après 🙂

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    1. Bonjour Célindanaé, pour moi Anatèm c’est le joyau de ce lancement. Il ne faut pas rater ce roman ! (J’écris toujours mes chroniques très rapidement après lecture pour être encore dans le bain. Du coup le ton et le vocabulaire que j’utilise sont toujours directement inspirés du roman. Pas étonnant donc que la référence à la Horde se retrouve dès le début. C’est la magie de l’immersion !)

      Aimé par 1 personne

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