Les Etoiles sont Légion – Kameron Hurley

legion

Roman de la deuxième vague de lancement de la collection Imaginaire chez Albin Michel (AMI) en Octobre,  Les Etoiles sont Légion  ne va pas laisser indifférent.

L’auteure américaine Kameron Hurley est à peu près inconnue en France, faute d’avoir été traduite. Publiant des nouvelles de science-fiction depuis 1998, elle est aussi l’auteur de deux trilogies, The Bel Dame Apocrypha (2010-2012) et Worldbreaker (2014-2019). Elle est en outre récipiendaire de deux Hugo en 2014, l’un au titre de « meilleur auteur amateur » et le second pour son essai We Have Always Fought.

The Stars Are Legion, initialement publié en 2017 chez Saga Press, est son premier et unique roman indépendant à ce jour. Il sera donc aussi le premier traduit en français, par les bons soins de Gilles Goullet pour AMI et magnifiquement mis en couverture par l’incontournable et toujours aussi inspiré Manchu. Contrairement à la couverture de l’édition originale qui est générique et pourrait être collée sur n’importe quel space opera, celle de Manchu illustre fidèlement le livre.

Un monde, des mondes

Avant d’entrer dans l’univers de Les Etoiles sont Légion, il faut se préparer à laisser derrière soi tous les oripeaux du monde présent, à oublier ce qu’on sait de la physique, de la biologie, des sociétés humaines et de la vie en général. Kameron Hurley est démiurge et enfante d’un monde, unique dans sa conception et son esthétique. Là tout n’est que matière organique et entropie, chairs, fluides et excrétions. C’est une invitation au voyage dans l’utérus d’un monstre que propose Les Etoiles sont Légion. 

La Légion est un ensemble de vaisseaux-mondes (le même mot désigne les deux entités dans la langue commune utilisée) orbitant autour d’un soleil artificiel. Ces mondes sont vivants. Si l’idée de vaisseau spatial vivant n’est pas nouvelle en SF, là le concept est poussé à son extrême. Semblables à des planètes hérissées de gigantesques tentacules qui scrutent inlassablement l’espace environnant, ces mondes se nourrissent aussi bien des débris récoltés, de leurs occupants, que d’autre mondes. Les mondes sont d’immenses organismes constituant des biotopes associés à une biocénose : faune et flore, fonge et micro-organismes. Tout vit et meurt par et pour les mondes. Et tout se recycle, les vivants, les morts, l’eau et le sang. Les moyens de transport, sur les mondes ou dans l’espace, sont des créatures que l’on chevauche. Les machines sont vivantes. Les festins sont… vous ne voulez pas savoir. Les technologies telles qu’on les imagine habituellement dans un space opera sont absentes ou remplacées. Ici les blasters vous crachent des céphalopodes au visage. Et ils sont mortels.

Mais ce qui est organique finit toujours par s’épuiser et la Légion est malade. Les mondes se meurent et le cancer se répand. Aussi les mondes s’affrontent.

« Une société est-elle pacifique et parfaite si on ne voit pas tout ce qu’elle a de sale ? »

Une guerre, un voyage

Les Etoiles sont Légion raconte la guerre que se mènent deux mondes, Katazyrna et Bhavaja, pour la possession d’un troisième, Mokshi, qui semble avoir la capacité de s’échapper de son orbite et de la Légion. Le conflit est raconté à la première personne par deux voix, celles de Zan et Jayd, filles d’Anat, la seigneure de Katazyrna. Zan est une Sisyphe guerrière qui inlassablement part à la conquête de Mokshi, échoue et recommence. Mais Zan et Jayd on un plan pour sauver le monde. Le problème est que dans ce combat incessant Zan a perdu la mémoire et seule Jayd en connait les tenants et aboutissants. A un tournant de l’histoire, Zan et Jayd seront séparées. Jayd quittera Katazyrna et son récit nous fera voyager dans la Légion et explorer le monde de Bhavaja. Zan sera elle jetée au centre du monde de Katazyrna, et devra revenir des enfers sans se retourner. Son récit sera celui d’une aventure intérieure, sur le thème de la renaissance symbolique, qui n’est pas sans rappeler la balade d’Ozzie le long du chemin des Silfren dans La saga L’Etoile de Pandore de Peter F. Hamilton, ou encore celle d’Endymion le long du fleuve Thetys dans les Cantos d’Hypérion. Kameron Hurley fait d’ailleurs de nombreux emprunts, ou clins d’œil, à la littérature ou au cinéma, de Jules Verne (Vingt Mille lieues Sous les Mers) à Shakespeare (Le Marchand de Venise) en passant par Star Wars et J.G. Ballard ou Frank Herbert. En plus sombre. Beaucoup plus sombre.

Un récit et une écriture

C’est un récit de complots, d’amours et de haines, de mensonges et trahisons. C’est aussi un récit politique qui parle d’oppression dans cette société brutalement hiérarchisée, semblable au fonctionnement d’une ruche, de libre arbitre, de lutte des classes, et de manière extrêmement tordue, de la condition des femmes. Il n’existe pas de mâle dans cet univers. Faudra vous y faire.

« Je ne trouve pas correct que des femmes donnent naissance à ce dont le monde dit avoir besoin, et non à ce dont elles ont envie. »

C’est un univers singulier et magnifiquement développé que propose Kameron Hurley. L’auteure ne retient pas sa plume et s’épanouie dans le glauque et la fange. Si les mondes et les machines vivantes rappellent au début l’esthétique des films de Cronenberg, dans ses passages les plus crus c’est plutôt vers Guyotat qu’il faut aller chercher. Ça respire, ça frémit, ça coule, ça suinte, ça crache, ça pourrit, ça pisse, ça saigne et ça chie. Kameron Hurley a aussi le bon goût d’y glisser des pointes d’humour, souvent noir, hein, qui viennent sortir le lecteur de sa catatonie hallucinée après des moments difficiles.

« C’est dément tout ce que les gens jettent. »

L’alternance des points de vue, et les cliffhangers à chaque fin de chapitre, tiennent en haleine et le roman est rythmé comme le battement d’un cœur. Le rythme des révélations est lui aussi très bien géré et les éléments se mettent en place progressivement pour éclairer une histoire complexe et tortueuse. Le roman présente toutefois un déséquilibre assez surprenant et dommageable entre le long chemin de Zan vers la surface, qui parfois traîne en longueur, et une fin précipitée. Certaines étapes de l’affrontement final sont expédiées en une phrase, et ce qui aurait dû être un choc des titans ressemble à une baston d’arrière cour. Kameron Hurley n’est clairement pas à l’aise dans les descriptions de combat. La résolution de l’histoire est cependant pleinement satisfaisante et la conclusion du livre est positivement lumineuse.

En conclusion

Space opera déjanté et carnassier, Les Etoiles sont Légion est un roman radical, que ce soit dans son propos sombre et violent (le roman est dédié à « toutes les femmes brutales »), dans le choix d’un univers exclusivement féminin avec tout ce que cela entraîne du point de vue du rapport à la vie et à la mort, ou dans son esthétique poussée jusqu’à l’écœurement. C’est une lecture passionnante et un univers dans lequel on se plonge avec une curiosité parfois malsaine mais libératrice. Vous vous sentirez sale en parcourant ces pages. Mais tout ira beaucoup mieux à la fin. Promis.


D’autres avis sur la blogosphère : Apophis, Le Dragon Galactique, les lectures du Maki, Au pays des Cave Trolls, Les Chroniques du chroniqueur, l’Albedo, un papillon dans la lune, Anudar, Chut…Maman lit, Lorhkan, ou encore Gromovar, Blog-O-Livre, Blog à part pour la VO.


Titre : Les Etoiles sont Légion
Auteure : Kameron Hurley
Publication : le 31 Octobre 2018 chez Albin Michel Imaginaire
Traduction : Gilles Goullet
Nombre de pages : 400
Format : papier et ebook


37 réflexions sur “Les Etoiles sont Légion – Kameron Hurley

  1. Vu comment tu le décris, je suis au regret de te dire que tu m’as convaincu que m’intéresser de plus près à ce livre. J’étais déjà un peu perdu avec les noms de personnages,… dans ta chronique mais je pense pouvoir passer cette difficulté à la lecture et en prenant de sérieuses notes, lol. Merci pour ce retour détaillé.

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      1. J’ai eu un peu de mal avec les noms, j’ai lu Moshki tout le livre alors qu’en rédigeant ma chronique je me suis rendu compte que c’était Mokshi. Ca n’a pas d’importance mais quand même ! lol

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  2. haaa, je ne sais pas encore si je le prendrais celui ci. D’un coté il me fait envie mais d’un autre j’ai déjà eu un gros échec sur un autre livre de cette autrice (histoire et monde trop brouillon et fantasque pour moi) du coup « chat échaudé craint l’eau froide » et j’hésite.

    Je pense que si il sort en poche un jour je le prendrais pour voir 😛

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  3. Bien vu la ref à Sisyphe ^^
    C’est vrai que j’ai pas parlé de la fin mais elle est en effet lumineuse, je l’aime bien, même si en effet c’est un peu vite expédié dans la dernière partie. Mais on comme dit souvent, l’important c’est pas la destination ^^

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