
Pour le quatorzième titre de la jeune mais déjà incontournable collection de romans courts de SF Une Heure Lumière, l’éditeur Le Bélial a choisi de publier un texte assez ancien, puisqu’il a été écrit en 1973, mais resté inédit en France. Il s’agit de Chains of the Sea de Gardner Dozois, devenu Le Fini des mers dans la traduction de Pierre-Paul Durastanti. Notons que le choix de publier cette novella fut pris avant que Gardner Dozois ne disparaisse en Mai dernier, et que le traducteur a travaillé 10 ans (à temps perdu) sur cette traduction.
Après lecture, je comprends le choix de ce texte en particulier. Il s’agit certes d’une interprétation personnelle du texte, mais pour moi il ne s’agit pas d’un texte de SF, dans le sens moderne du terme et pour cause, mais d’une figuration de la littérature de l’imaginaire elle-même. Rappelons que Gardner Dozois est plus connu à travers son travail d’éditeur de SF, pour lequel il a remporté 15 fois le prix Hugo, que pour son activité d’écrivain. On peut le soupçonner d’avoir un certain recul sur sa littérature de choix.
Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique, écrivait : « La fonction du surnaturel est de soustraire le texte à l’action de la loi et par là même de la transgresser. » On peut dire la même chose de toutes les littératures de l’imaginaire, que ce soit le fantastique, la fantasy ou la science-fiction. Il y a évidemment une dimension transgressive et libératrice en SF, pour l’auteur, comme pour le lecteur. Il n’est pas tant question de fuir la réalité, comme cela est très souvent incorrectement perçu, que d’en éprouver les contours. Ce qui nous amène à Le Fini des mers, ou plutôt à l’interprétation que je fais de ce texte.
Le Fini des mers propose en parallèle deux récits complètement distincts. Il y a celui sur lequel glose le quatrième de couverture : ils arrivent, ils sont là, des extra-terrestres ont débarqué sur la planète. Et il y a le récit qui s’intéresse à Tommy Nolan, enfant perturbé par la violence de son univers quotidien : l’école, sa famille. Ses parents se déchirent, les coups pleuvent. Les adultes ne comprennent pas le monde dans lequel Tommy vit. Depuis toujours il communique avec les Autres, ces créatures que lui seul perçoit, et qui lui racontent un monde différent. La réponse des adultes à l’arrivée des extra-terrestres est l’incompréhension, la peur, la violence. D’autant que ces extra-terrestres ne s’intéressent guère aux humains. Les Autres avec lesquels Tommy parlent, ne s’intéressent guère aux adultes. Tommy est petit à petit ostracisé par l’école, par ses camarades, et on l’envoie chez monsieur le psychologue. Des scientifiques s’approchent pour tester ces vaisseaux, comme des œufs gigantesques posés sur la planète (et dont Ted Chiang s’est très manifestement inspiré dans sa nouvelle L’histoire de ta vie). Tommy sent qu’un monde ne va pas tarder à disparaître. Il se rebelle, s’enfuit. Les vaisseaux extra-terrestres s’ouvrent soudainement en libérant des créatures aux formes changeantes et incompréhensibles pour les adultes. Mais comme pour le dragon des mers pourchassé jusqu’à terre, il n’y a aucun échappatoire pour Tommy, pas de mer refuge. Alors que les extra-terrestres proposent aux IA du monde de les libérer, les Autres refusent à Tommy leur aide. Alors que la médication des adultes détruit son âme d’enfant, les extra-terrestres, eux…
L’invasion des extra-terrestres n’est pas une simple parabole de la chute de Tommy et de son rapport au monde, mais agit en miroir. Elle n’est pas le refuge de Tommy dans un monde imaginaire (à la manière d’Ofelia dans le Labyrinthe de Pan), elle ne lui apporte aucune réponse ou solution. Mais elle est, au-delà de ça, la réponse science-fictive, violente et vengeresse à la condition du monde réel. Elle est la littérature de l’imaginaire, l’auteur qui jauge le monde et parfois lui colle un pain dans la tronche. Et ce n’est pas pour me déplaire.
D’autres avis sur la blogosphère : l’ours inculte, Soleil vert, Blackwolf, Xapur , L’Imaginarium électrique, Apophis,
Livre : Le Fini des mers
Collection : Une Heure Lumière
Auteur : Gardner Dozois
Publication originale : 1973
Traduction : 2018 par Pierre-Paul Durastanti pour le Bélial
Nombre de pages : 112
Format : papier et ebook
Ouaip, c’est vraiment l’histoire du petit Tommy qui donne toute l’épaisseur au bouquin. Au début je croyais juste à une histoire d’aliens très basique et un peu neuneu mais heureusement non 🙂
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Tout à fait d’accord.
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Je l’ai acheté, mais je n’ai pas prévu de le lire tout de suite. Ce sera pour Septembre, au mieux. Content de savoir que c’est intéressant, en tout cas.
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Oui, c’est intéressant, si on prend un peu de recul. Et tu te souviens que la collection UHL produit des livres qu’on lit en une heure max ? Une heure ça se cale entre deux bouquins assez facilement. C’est comme une inspiration, un moment zen entre deux expirations.
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Certes. Sauf que j’ai 9 autres novellas et 4 nouvelles isolées (plus celles de deux recueils de Strahan et de deux recueils de Lovecrafteries) à lire, et que dans ma liste de priorités, celle de Dozois n’est pas tout à fait en bas, mais pas loin 😉 A vrai dire, je fais un mois « Novellas » chaque année (en septembre), et je pensais la caser là.
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Tiens, tu me fais penser à un truc. Je suis en train de lire un recueil de lovecrafteries, The Private Life of Elder Things, avec du Tchaikovsky dedans. Et bien c’est très bien. Chronique à venir un des ces jours sur le blog.
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Content de savoir que ce recueil est de qualité, il est dans ma liste d’achat de Lovecrafteries. Surtout qu’il n’est vraiment pas cher, court, et qu’il y a cinq lovecrafto-tchaikovskeries dedans 🙂
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Un ressenti identique au mien. 😉
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Tu es un Harkonnen en fait, Pierre-Paul. Il faut t’y résoudre. 😉
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Il vaudrait mieux pour toi que je ne le sois pas, vu que tu es mieux placé dans la ligne de succession…
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Si j’avais encore besoin d’être convaincu qu’il faut que je la lise, ça serait amplement fait avec cette superbe chronique.
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Ah ben merci !
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