La Ballade de Black Tom – Victor Lavalle

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Après La Quête Onirique de Vellit Boe de Kij Johnson sortie en début d’année, les éditions du Bélial poursuivent  la publication de relectures modernes des textes de H.P. Lovecraft dans leur collection de romans courts Une Heure Lumière. Kij Johnson s’emparait de La Quête Onirique de Kadath L’Inconnue (1943) en choisissant un personnage féminin pour répondre à Lovecraft le misogyne. Dans La Ballade de Black Tom, Victor Lavalle s’attaque un texte très controversé, L’Horreur de Red Hook (1927), pour répondre à Lovecraft le xénophobe. Autre différence, Kij Johnson proposait une suite au texte de H.P.L, alors que Victor Lavalle propose une réécriture complète de la nouvelle d’origine. L’histoire,  ses implications, son déroulement, sont différents sous la plume de Victor Lavalle, mais les événements contés s’en rapprochent jusque dans certains détails, comme si l’auteur s’appuyait sur le texte de H.P.L. pour  lancer au lecteur « Attendez, non, ça ne s’est pas passé comme ça ! » Et Lavalle en tire un récit bien plus intéressant que celui d’H.P.L.,  à tout niveau. Le roman s’organise en deux partie.

La première partie de La Ballade de Black Tom est l’histoire de Charles Thomas Tester, jeune noir américain de Harlem, qui subvient plus ou moins à ses besoins et ceux de son vieux père malade en exploitant les illusions de ceux qui  s’installent à New York et « s’attendent à y trouver une magie, bonne ou mauvaise ». C’est ainsi qu’il va faire la rencontre d’un certain Robert Suydam, riche blanc dilapidant son argent dans ses études ésotériques, au grand dam de ses héritiers qui ont mandaté le détective M. Howard et le policier T. Malone pour suivre de près les occupations du vieil homme. Robert Suydam va entraîner Charles dans sa recherche jusqu’à réveiller des choses depuis longtemps endormies. Mais Suydam n’est qu’un homme comme les autre et ne franchira pas la dernière porte. Charles passera le seuil et deviendra Black Tom.

L’originalité du texte de Victor Lavalle est de modifier la perspective en jouant sur la position relative des personnages de l’histoire, amenant au premier plan des personnages qui n’apparaissaient que dans le décor de L’Horreur de Red Hook et en faisant disparaître d’autres. H.P.L. ne faisait que mentionner les détectives dans l’affaire Robert Suydam, et Lavalle fait de M. Howard un des personnages secondaires de La Ballade de Black Tom.  De la même manière, le narrateur d’H.P.L. est le policier new yorkais Thomas F. Malone. Il n’est ici au départ qu’un personnage secondaire. Il prendra un rôle plus important dans la seconde partie du livre.  Et bien sûr, le personnage principal et héros de cette version est un de ces hommes noirs tant honnis par H.P.L.

Quand H.P.L. décrivait l’horreur qu’était devenu le quartier de Red Hook envahi par les populations étrangères, Victor Lavalle décrit l’horreur que sont les Etat-unis en 1924 pour toute personne à la peau trop sombre. Sa peinture de la ségrégation, de la crainte et de la haine est extrêmement vivace et puissante dans ce récit. Quelques dialogues courts mais intense entre les gens de la bonne société, blanche, et les officiers de police dressent un portrait glaçant des préjugés de l’époque. Lavalle ne s’arrête pas là, montre aussi les tensions entre les différentes populations immigrées dans cette société multiculturaliste en devenir, où les rumeurs et ragots alimentent les peurs et le mépris des uns pour les autres. Cet aspect est assurément une des forces du livre. Lavalle donne en outre à lire une peinture très vivante de New York et ses quartiers dans les années 20.

La seconde partie, qui occupe le dernier tiers du livre, change à nouveau de perspective, et Malone redevient le personnage principal. Cette partie n’est pas la plus intéressante du roman, mais elle est essentielle pour relier La Ballade de Black Tom à L’Horreur de Red Hook. On y voit comment Malone appelle à l’intervention policière dans Red Kook qui va amener à la destruction de trois immeubles occupés par des criminels du quartier. La dernière scène faisant intervenir Malone, qui sécroule en pleine rue les yeux rivés vers le ciel, est la toute première scène de la nouvelle d’H.P.L., mais elle reçoit un éclairage qui lui donne tout son sens. La réécriture de Lavalle recompose ainsi le récit avec une grande habilité, et par la même occasion rend le personnage de Malone bien plus intéressant, et plus humain. Howard Phillips Lovecraft et sa femme Sonia Greene sont discrètement évoqués, non sans humour, vers la fin du livre*.

Finalement, alors que L’Horreur de Red Hook ne s’inscrit pas dans le cadre de ce qu’August Derleth nommera plus tard le Mythe de Cthulhu, Victor Lavalle ramène l’histoire dans ce cadre, tout d’abord en évoquant l’existence monstrueuse d’un « Roi endormi », puis en invoquant nommément cette présence à la fin du livre. J’ai beaucoup apprécié ce mouvement, car si l’oeuvre du maître de Providence est très largement incohérente, une réécriture critique de son oeuvre peut joyeusement se permettre de ramener tout cela sous l’emprise des tentacules du dieu de R’Lyeh. Cela permet à Victor Lavalle de donner une dimension beaucoup plus ambitieuse à l’histoire de Black Tom que celle, sans grand intérêt, qui l’a inspirée. Une dimension cosmique.

En conclusion, la qualité de ce court roman repose essentiellement sur l’exercice littéraire de réécriture d’un classique controversé. Victor Lavalle donne à lire un texte très réussi de ce point de vue. La nouvelle originale de Lovecraft fait pâle figure face à cette réécriture. Le piège de ce type d’exercice, et La Ballade de Black Tom n’y échappe pas, est que son intérêt réside dans la comparaison des deux textes. Lire La Ballade de Black Tom sans lire ou connaître L’Horreur de Red Hook ne sera pas entièrement satisfaisant. Si la peinture faite par Victor Lavalle de New York, de ses populations, et des personnages principaux du récit est aussi très réussie, à l’inverse je ne peux pas dire que la trame de l’histoire m’ait particulièrement fasciné. La principale raison en est, je pense, que le récit est trop rapide pour permettre une montée en tension qui provoquerait l’émoi. De plus, le style de Lavalle est direct, rapide et sec, à l’opposé de celui d’H.P.L. Il ne m’a pas procuré ce sentiment de folie qui s’empare inévitablement des personnages de Lovecraft, et qui est au centre de l’oeuvre du maître.

(*H.P.L. s’est installé en 1924 à New York pour y épouser Sophia Greene, vivant d’abord à Brooklyn, mais les difficultés financières du couple amène à leur séparation. H.P.L. s’est alors intallé à Red Hook, puis est retourné s’installer à Providence en 1926.)


D’autres avis de lecteurs : ApophisGromovarCélindanaé,  l’ours inculteLorhkan,  L’Albédo et Blog-O-Livre.


Livre : Le ballade de Black Tom
Auteur : Victor Lavalle
Collection : Une Heure-Lumière, Le Bélial’
Publication : 2018
Traduction : Benoît Domis
Nombre de pages : 160
Prix : Shirley Jackson award (2016)


11 réflexions sur “La Ballade de Black Tom – Victor Lavalle

  1. Nous sommes en très grande partie sur la même longueur d’onde, notamment sur l’intérêt de l’intertextualité avec la nouvelle de Lovecraft (je suis toutefois un poil plus enthousiaste sur le ressenti global, plus 3 étoiles / 3 que 2). Belle critique !

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    1. Cela fait maintenant quelques années déjà que j’ai remarqué que nous avions souvent les mêmes ressentis sur les livres en effet… :-)) Mais oui, tu es plus enthousiaste que moi sur ce texte. Il m’a manqué quelque chose, un peu de l’angoisse et de la folie (au sens psychiatrique du terme) que je trouve encore chez H.P.L.

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  2. Ah mais moi aussi j’ai bien apprécié la ballade ! Surtout la partie consacré à Charles. L’auteur aurait d’ailleurs pu se passer du point de vue de Malone dans la deuxième partie du texte. J’ai apprécié mais pas adoré.

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