Dans la Toile du Temps (Children of Time) – Adrian Tchaikovsky *****

children of time

Réjouis-toi, peuple de France, le roman Children of Time d’Adrian Tchaikowsky a été traduit dans notre langue et sortira sous le titre Dans la Toile du Temps dans la collection Lunes d’Encre chez Denoël, le mois prochain, en avril 2018.  Il est donc temps pour moi d’en proposer ici la critique, ou plutôt l’éloge, car ce roman est un sommet de hard-SF. Children of Time est d’une rare intelligence.

L’histoire débute dans un distant futur où l’homme, toujours aussi con mais technologiquement avancé, a maîtrisé le voyage interstellaire à longue distance et essaimé ses colonies dans le système solaire avant de s’aventurer là où aucun homme n’est allé avant, et au mépris du danger, reculer l’impossible. Etc. Enfin, presque. Le docteur Avrana Kern a un projet fou, le projet Brin (hello David), qui consiste a ensemencer une planète précédemment terraformée avec une population de primates d’un côté et un virus artificiel de l’autre, conçu pour accélérer leur évolution de quelques millions d’années à quelques milliers. Seulement, voilà, tout le monde n’a pas les mêmes visions qu’elle sur l’avenir de l’humanité et une faction particulièrement virulente et rétrograde préfère un retour à l’âge de pierre plutôt qu’un saut vers l’ère des étoiles. Le déploiement du projet, infiltré par un fanatique, se déroule mal, le vaisseau est détruit en orbite, les singes brûlent dans l’atmosphère de la planète d’accueil et le docteur Avrana Kern se réfugie in extremis dans le satellite prévu pour suivre pendant plusieurs milliers d’années le développement des singes. Kern se cryogénise dans l’attente d’un signe.

Quelques milliers d’années de bêtise et d’autodestruction plus tard, la population humaine est réduite à l’extrême, la planète mère est devenue inhabitable, et toute chance de survie repose sur l’arche Gilgamesh lancée à la recherche d’une hypothétique planète que les anciens auraient réussi à terraformer. Je vous passe les détails pour vous laisser le loisir de découvrir l’ampleur du désastre.

A partir de cette mise en place, le roman va suivre en parallèle l’histoire des femmes et des hommes à bord du Gilgamesh, qui luttent pour leur survie, et celle des singes de Kern sur leur planète d’accueil. Sauf que, les singes ont cramé, comme je vous le disais dans le paragraphe précédent, faut suivre un peu, que docteur glaçon ne le sait pas, et que le virus s’est tout de même répandu sur la planète, trouvant comme hôtes tout un tas de bestioles qui grouillent, dont des araignées, portia labatia, particulièrement réceptives. Nous allons ainsi suivre le développement assisté de ces charmantes créatures pendant quelques milliers d’années. Vous êtes arachnophobe ? N’ayez crainte, je le suis bien plus que vous, et j’ai pourtant très bien vécu cette plongée dans l’univers des arthropodes venimeux. J’ignore si Adrian Tchaikovsky est entomologiste de formation, ou de passion, mais il connait le monde des insectes et a été y puiser l’essence qui imprègne ces pages.

Du côté des araignées, l’histoire est habilement racontée en suivant quelques créatures répondant aux noms de Portia, Bianca, et Viola pour les femelles et Fabian pour le mâle, pendant quelques milliers d’années, de génération en génération. C’est habile car l’utilisation d’un nombre limité de noms permet de simplifier un propos par ailleurs complexe, et les détenteurs de ces noms occupent sensiblement les mêmes fonctions dans la communauté, quand bien même des générations les séparent. Les araignées, poussées par le virus, vont tout d’abord développer la conscience, la sociabilité, puis l’intelligence, et enfin la science et l’ingénierie qui va leur permettre de changer le monde autour d’elles. Le côté hard-SF du roman va pleinement s’exprimer de manière magistrale dans ces aspects-là. La technologie développée par les araignées nous est fondamentalement étrangère car la perception du monde par une araignée et ses contacts avec les insectes se fait essentiellement par le toucher et la chimie des phéromones. Le niveau de détails est tout simplement bluffant sans jamais être assommant. C’est donc naturellement vers la chimie et la biotechnologie qu’elles vont se tourner, alors que les humains mettent l’accent sur la physique.  Cela va d’ailleurs être la source d’une formidable incompréhension entre le satellite Kern, qui pense toujours avoir à faire à des singes, et les araignées, une fois le contact établi.

Un autre aspect important de la société des arachnides, et de l’histoire de leur évolution, est que cette société est violemment matriarcale. Les mâles ne servent qu’à la reproduction et leur existence ne tient qu’à un fil, de soie cela va de soi. Ce sera pour eux une lutte de longue haleine pour réussir à se faire accepter comme membres à part entière de cette société. Il y a là aussi, bien sûr, un jeu de renversement des rôles des sexes dans la société par rapport à celle des humains. Un des points cruciaux du roman d’Adrian Tchaikovsky, et qui constitue l’intelligence du livre, est que l’auteur ne tombe jamais dans le travers de l’anthropomorphisme. Les araignées ne sont pas des primates et leur mode de pensée, leurs instincts, leur société, sont différents des nôtres. Ainsi, tout au long de leur évolution, les araignées vont se trouver en conflit entre leur nature et leur développement accéléré. Nous assistons à l’émergence d’une société fondamentalement étrangère.

Du coté des humains, les voyages de plusieurs dizaines d’années lumière sont longs, très longs. L’histoire est racontée en suivant quelques personnages principaux : Holsten Mason, historien et linguiste, Isa Lain, chef-ingénieure du Gilgamesh, Vries Guyen commandant du Gilgamesh, et quelques autres encore, qui entrent et sortent d’hibernation en fonction de divers événements qui vont marquer le voyage du Gilgamesh. Humanité oblige, tout ce qui peut mal se passer dans une communauté enfermée va se passer. Ce qu’il manque principalement dans une société fermée, c’est le référentiel extérieur.  Sans cela, toute société peut partir en vrille tout en restant sûre d’elle-même. Adrian Tchaikovsky fait cette chose remarquable qui est de découper le récit en mettant en parallèle, chapitre après chapitre, ce qui se déroule chez les arthropodes et chez les humains, permettant une mise en perspective des deux récits via un effet de miroir admirablement bien mené. Ainsi, à bord du Gilgamesh, c’est une toute nouvelle société qui doit aussi s’inventer, se construire une identité et une histoire propre. L’épopée de l’arche se fera dans la douleur, la folie et souvent le désespoir.

Les deux mondes, celui des humains et des araignées,  vont se rencontrer deux fois, de manière violente, une fois au début du livre et une nouvelle fois à sa toute fin. Je n’en raconte pas plus, si ce n’est que l’épilogue est un énorme clin d’œil à Star Trek.

En conclusion, ce roman rejoint la catégorie Chefs-d’Oeuvre de ce blog. Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement, considérant qu’on tient là un des sommets de la hard-SF, genre de prédilection sur ce blog. C’est un roman dans lequel on a le sentiment que chaque phrase a été mûrement pensée avant d’être posée sur le papier. Alors certes, c’est de la hard-SF et cela ne plaira pas à tout le monde. On pourra faire nombre de critiques sur le développement des personnages, le manque de romantisme, la froideur des sentiments, etc. Personnellement, je m’en tamponne la chitine, je ne lis pas de la SF pour la profondeur des sentiments, l’émotion est ailleurs. Ce livre et un monument de la hard-SF, ce serait vraiment dommage de passer à côté.

Children of Time a une suite, tout aussi excellente, Children of Ruin


Voir aussi les avis d’Apophis, de Cédric Jeanneret, de Samuel Ziterman, de Blackwolf, de lutin, de lune, de Lorhkan, de Xapur, Au pays des Cave Trolls, Le Dragon Galactique, La navigatrice de l’imaginaire,


Livre : Children of Time
Auteur : Adrian Tchaikovsky
Publication : 2015 (2018 pour la VF)
Langue : anglais mais très bientôt en français
Nombre de pages : 600
Prix : Arthur C. Clarke Award (2016)


33 réflexions sur “Dans la Toile du Temps (Children of Time) – Adrian Tchaikovsky *****

  1. Je suis du même avis, oui 😉 Excellente critique, comme d’habitude. Je suis complètement d’accord sur les points forts du roman que tu mets en exergue, l’absence d’anthropomorphisme et l’évolution en miroir des deux sociétés, en plus de la réflexion autour de voies de développement technologique autres. Et je suis également d’accord sur la fin qui est un énorme clin d’œil à Star Trek.

    Sinon, Tchaikovsky est effectivement un entomologiste (semi-)amateur (il a étudié la zoologie -entre autres- mais est juriste dans la vie) passionné. D’ailleurs, son cycle le plus connu (de la Fantasy en… dix volumes) montre tout un éventail de civilisations humaines modelées sur différents types d’insectes.

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    1. Vu la somme de connaissances sur le sujet qu’il met dans le roman, cela me semblait en effet devoir être le cas. C’est trop bon pour n’être que le produit d’une recherche uniquement faite pour le livre.

      Le clin d’oeil à Star Trek, il faudrait être aveugle pour ne pas le voir. Ce n’est plus un clin d’oeil, mais une grosse tape sur l’épaule.

      Je vais aller relire ta critique maintenant, voir si tu y as vu d’autres choses que moi….

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  2. Je viens de terminer Children of Time. Commencé ce week-end, je n’ai pas pu décrocher, malgré mon rythme de lecture (nettement) plus lent en anglais qu’en français.
    Et je confirme, c’est à ne rater sous aucun prétexte, même pour ceux qui ne sont pas férus de Hard-SF. C’est tout simplement un grand roman.

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  3. Lu et dégusté. J’approuve totalement ta critique.
    Et l’exposition de l’univers arachnéen est une pièce d’art, tellement différent des univers généralement décris. C’est le volet qui m’a terriblement enchantée, en proposant la construction d’une société si différente des nôtres. Les survivants humains paraissent bien pâles en comparaison.

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