Axiomatique – Greg Egan

Si je devais recommander un recueil de nouvelles à qui veut aborder pour la première fois Greg Egan, ce serait très certainement celui-là. Axiomatique est le premier recueil d’une intégrale composée de trois volumes. Ma découverte d’Egan s’est faite  avec cette série. Les deux autres volumes sont Radieux et Océanique. Des trois, c’est sans doute le plus accessible, car moins hard-SF que les autres. Chez Greg Egan, point de vaisseaux spatiaux ou de guerres intergalactiques (le choix de couverture est d’ailleurs un peu étonnant), mais une mise en perspective morale, philosophique ou sociétale, des avancées scientifiques récentes ou proches, dans un futur à 10, 20 ou 50 ans au plus. Le tout est servi par une précision scientifique remarquable, une imagination sans égale, et une profondeur qui frôle le vertige.

Greg Egan est un auteur à mon avis incontournable de la fin du XXè siècle en SF, qui a renouvelé radicalement l’approche de la hard-SF, et ce recueil de 18 nouvelles en est un exemple brillant. Mais le futur que peint Egan ne l’est pas, brillant. Il raconte les dérives, l’errance, la corruption des sciences, l’aliénation de l’humain. Il ne fait pas dans l’allégorie ou la métaphore, il dit ce qu’il a à dire et est assez direct dans son propos. Et quand il tape, il tape fort. La lecture d’Egan n’est pas toujours aisée. Le ton de certaines nouvelles surprendra sans doute le lecteur de SF qui ne connait pas encore le maître de Perth. Axiomatique, c’est de la SF de combat. Un combat pour la science, pour la raison, pour l’humain.

1 – L’Assassin infini. Recruté à 19 ans par La Firme, « acheté, entraîné, endoctriné », mais surtout stable. Le narrateur est un assassin professionnel. Ses cibles sont les mutants, les utilisateurs réguliers de S, une drogue qui leur permet d’aller vivre par procuration dans n’importe quel univers parallèle. Rien de gênant en soit. A ceci près qu’après quelques années d’utilisation les rêveurs deviennent mutants et sont capables de se déplacer physiquement d’univers en univers. La frontière entre univers devient alors instable et des vortex apparaissent localement, qui ont la méchante tendance à brouiller la réalité. C’est à ce moment que la Firme intervient, afin que l’effet des vortex ne s’étende dans notre univers à nous. L’assassin, lui, a la capacité de passer d’univers en univers, de liquider un mutant et une bonne dizaine de ses alter-egos, et de toujours revenir à son point de départ dans le même état. Mais dans cette infinité d’univers, qui gagne et qui perd ? D’entrée, Egan nous plonge dans un tourbillon. Les scènes de passage d’une réalité à l’autre sont étourdissantes.

2 – Lumière des événements. Lorsque vous observez une galaxie lointaine, des photons ayant voyagé longtemps depuis cette galaxie parviennent jusqu’à votre détecteur, et vous observez le passé. Avec une galaxie à temporalité inversée, c’est le contraire qui se passe : un photon quitte votre détecteur et part vers le futur. Mais si vous placez un obturateur entre le détecteur et la galaxie, le principe de cause à effet oblige le détecteur à arrêter d’émettre avant que l’obturateur ne soit en place. Quand bien même la cause se trouve dans le futur. A partir de là, vous pouvez développer une machine encodant le futur bit par bit. Et si chaque individu se voyait attribuer un certain nombre d’octets dont il pouvait disposer chaque jour pour interroger ainsi son futur ? Chacun pourrait disposer du journal de sa vie. Dès sa naissance. Et de celle du monde. Comment vit-on une vie que l’on connait d’avance ? Quel choix se pose alors à chacun ?

3 – Eugène. « Je vous garantis que je peux faire de votre enfant un génie ». Quel futur parent résisterait à une telle promesse ? Sélection de l’ADN dans des gamètes congelés, quelques manipulations, et ainsi se dessine Eugène, le futur enfant de Bill et Angela. Ces derniers ont tout de même laissé certaines cases vides, pour donner sa chance au hasard. Mais Eugène a-t-il envie de naître ainsi ? Une nouvelle qui questionne simplement l’eugénisme moléculaire.

4 – La Caresse. En entrant dans une maison sens dessus dessous où un crime a été commis, un policier découvre une chimère : un léopard à tête de femme. Bien qu’inconsciente, la créature est vivante. Parmi des milliers d’autres, un appel anonyme prétend que la chimère ressemble à la créature du tableau La Caresse de Fernand Khnopff. Dans cette nouvelle un peu sordide, Egan avance une idée qu’il utilisera dans d’autres textes : celle d’un policier augmenté par des cocktails de drogues afin de gérer, voire supprimer, ses émotions. S’installe alors une douloureuse dichotomie entre le moment où il est « activé » par ces drogues ou non.

5 – Sœurs de sang. Il y eut la fuite accidentelle d’une arme biologique, un virus mortel, puis il y eut la panique mondiale qui a suivi. Mais finalement, le virus mutant rapidement, il n’occasionnait qu’une centaine de morts par an, tout au plus. Pas suffisamment pour que l’on cherche un remède. Le problème c’est lorsque cela tombe sur vous. Karen a une leucémie causée par le virus et découvre que Paula, sa sœur jumelle, est aussi malade. Après quelques mois de traitement, Karen a survécu mais pas Paula. Karen va mettre en lumière des pratiques pharmaceutiques en dehors de la morale.

6- Axiomatique. A l’origine les implants étaient destinés à l’apprentissage rapide des langues étrangères. Mais l’industrie des loisirs s’est emparée du marché et a proposé des activités bien plus ludiques, « entre jeux vidéos et drogues hallucinogènes ». Puis ils sont devenus sexuels, religieux, philosophiques. Mark Carver a perdu son amie, victime d’un braquage de banque. Il n’a pas pardonné, même si pour lui l’idée de vengeance est moralement intolérable. Mais qu’est-ce donc que la morale si ce n’est une idée implantée ?

7 – Le Coffre-fort. A en croire son permis de conduire, ce matin il est Francis O’Leary. Sans savoir comment, depuis 39 ans, depuis qu’il est né, il se réveille tous les matins dans un hôte. Un garçon ou un homme du même âge que lui, toujours dans la même ville. Statistiquement, il lui est donc arrivé d’avoir plusieurs fois le même hôte, à des semaines ou des années d’intervalle. L’enfance fut un moment difficile, de lente découverte. Depuis 22 ans il garde dans un coffre en centre ville des notes. Il a appris ainsi à vivre ces différentes vies. Ce matin, il se rend au travail de O’Leary, et il va y faire une rencontre qui va assombrir les choses. De manière très eganienne aucune explication n’est donnée, on la devine. Elle est terrible.

8 – Le Point de vue du plafond. C’est amusant les expériences extracorporelles, enfin sauf quand on a pris une balle dans la tête, qu’on se retrouve collé au plafond de sa chambre d’hôpital et qu’on n’en redescend pas, même une fois réveillé. C’est ce qui arrive à Lowe, un magnat de l’industrie cinématographique. Lowe pensait bien un jour prendre une balle. Mais il n’imaginait pas devoir vivre avec une telle altération du point de vue sur lui-même et sur le monde. Lui, le cinéaste. Est-ce une rédemption ?

9 – L’Enlèvement. « Nous détenons votre femme. Transférez un demi-million de dollars si vous ne voulez pas qu’elle souffre ». C’est le message que reçoit David. Sauf que sa femme Loraine n’a pas été enlevée. Elle va même très bien. Une mauvaise blague donc ? Pas si vite, on est chez Egan. David depuis des années se fait scanner. Personnalité, schémas neuronaux, physiques, etc. dans le but de se faire ressusciter dans une simulation informatique le jour où il disparaîtra physiquement. Cette image de lui a une valeur, au moins sentimentale, pour lui-même. Et si, dans cette simulation, l’image de sa femme venait à manquer ?

10 – En apprenant à être moi. Tout enfant a dans le crâne un petit cristal sombre, qui enregistre ses sensations, ses pensées, et apprend à être lui. Es-tu le cristal ou bien l’être humain ? Voilà la question que tout enfant se pose à un moment ou un autre. Finalement ce n’est qu’une question de redondance. Mais voilà, avant trente ans, tout le monde bascule. C’est à dire qu’avant que le cerveau ne commence à entamer son déclin naturel, on laisse les rênes au cristal. Un peu perturbé par tout cela, le narrateur décide d’étudier la physique quantique et comprendre comment le cristal fonctionne. Puis la philosophie et les mécanismes de la conscience. A 23 ans, il épouse Daphné, qui en a 31, mais n’a toujours pas basculé. Elle a peur. Ils se promettent de le faire ensemble, mais il recule au dernier moment et abandonne Daphné. A 28 ans, il se pose toujours la même question. Mais la réponse cette fois va s’imposer à lui et elle est terrifiante.

11 – Les Douves. Un viol, une analyse ADN révélant des anomalies, nombreuses, et  beaucoup de questions qui se posent. Ce qui caractérise les membres d’une même espèce, c’est leur capacité à se reproduire entre eux. Mais il suffit de quelques différences sur les bonnes bases, et on se retrouve hors de l’espèce. Une nouvelle glaçante sur le racisme et l’isolement de la classe dirigeante.

12 – La Marche. Deux hommes avancent l’un derrière l’autre, le temps d’une marche en forêt. L’un tient une arme pointée vers l’autre. L’autre n’a que 25 ans et n’a pas envie de mourir. Une autre nouvelle sur l’altération des croyances par l’usage d’implant. celle-ci est nettement moins réussie.

13 – Le P’tit-mignon. Diane ne veut pas en entendre parler. Franck, lui, a envie d’avoir un enfant. Diane est partie, alors Franck s’achète le kit P’tit mignon à Taiwan. Puisque le P’tit mignon n’est pas légalement humain, les procédures de naissance sont simplifiées. Et puis on peut choisir la couleur des yeux, des cheveux, etc. C’est simple et de toute façon à 4 ans ils s’éteignent, sereinement. Une dernière bise et bonne nuit. C’est ainsi que Franck tombe enceint puis enfante Ange. « Papa t’aime ». Nouvelle glaçante.

14 – Vers les ténèbres. Le flic lui dit : »j’ai du respect pour ce que vous faites mais ça ne m’empêche pas de penser que vous devez être complètement dingue. » Normal, il est sauveteur. D’un genre un peu spécial. Il sauve les gens pris dans un Seuil. Un Seuil, c’est un trou de ver, d’1 km de diamètre, et qui depuis 10 ans se balade sur la planète, apparaissant aléatoirement. Il n’y a qu’un moyen de s’en sortir vivant, c’est de courir vers le centre, toujours vers le centre car le temps est anisotrope dans un trou de ver. Et vous avez un petit quart d’heure pour vous en tirer. C’est en lisant cette nouvelle que je me suis dit pour la première fois « Greg Egan est un génie ». C’est une pure merveille de hard-SF.

15 – Un amour approprié. Son mari Chris est sorti de l’épave du train. Il survivra, mais il lui faudra un autre corps, un clone. Celui-ci sera prêt dans 2 ans. D’ici là, il faut garder le cerveau en vie, dans un système biologique pour qu’il soit irrigué, et nourri… en d’autres termes, dans l’utérus de sa femme, Carla. C’est ce qu’il y a de moins cher. Sérieusement, Greg Egan est quelqu’un qui doit faire des cauchemars terribles la nuit.

16 – La Morale et le Virologue. John Shawcross croit en Dieu et en la bible. L’apparition du SIDA l’a empli de joie, certain qu’il s’agissait là d’une punition divine. Il cessa ses études de paléontologie pour se diriger vers la biologie moléculaire. Il crée un virus qu’il s’injecte et parcourt le monde pour le répandre. La nouvelle n’est pas très convaincante.

17 – Plus près de toi. « L’intimité est le seul remède au solipsisme ». Une autre nouvelle dans laquelle la personnalité peut être transférée dans un cristal. Et pourquoi ne pas en profiter pour échanger de corps avec la personne qu’on aime, pour partager pleinement son vécu ? Puis on peut compliquer le jeu, s’offrir d’autres expérience d’intimité plus poussée, jusqu’à partager le même esprit. Pas évident que ce soit une bonne idée.

18 – Orbites instables dans la sphère des illusions. Le 12 Janvier 2018 (!) l’humanité a subi un brusque changement d’état psychique. Tout le monde s’est mis à absorber les croyances d’autrui. Au début, ce fut le chaos, chacun redécouvrait dieu ou son contraire, changeait de foi d’un moment à l’autre, ou reniait tout en bloc. Mais le chaos ne dura pas et les lieux où une culture ou une croyance dominait acquirent un avantage et devinrent des attracteurs. Les croyances sont devenues géographie.  Une nouvelle très intellectuelle sur le libre arbitre au sein d’une société soumise aux communautarismes.

Si jamais vous aviez un doute, je précise que je ne suis jamais objectif en ce qui concerne Egan. C’est pour moi le plus grand auteur de SF vivant, suivi de près par Peter Watts. Deal with it!


D’autres avis de lecteurs : l’Albedo (1) et (2), C’est pour ma culture, Lorhkan (partie 1), Un dernier livre avant la fin du monde, Yuyine, Ombrebones (partie 1), Au Pays des Cave Trolls, Drums n books, Constellations,


Livre : Axiomatique
Auteur : Greg Egan
Publication : 2006 chez Le bélial’
Langue : Français
Nombre de pages : 464
Format : papier et ebook


22 réflexions sur “Axiomatique – Greg Egan

  1. Bonjour ici ! Effectivement, ce recueil est celui que j’avais retenu après la lecture du Bifrost qui lui était consacré. Honte à moi, je n’ai rien lu d’Egan (à part Cérès et Vesta).

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  2. Comme je le dis dans mon commentaire, je ne suis absolument pas objectif en ce qui concerne Egan. Beaucoup de lecteurs n’accrochent pas, et lui reprochent une écriture aride et émotionnellement pauvre. C’est vrai. Mais avec Egan le frisson émotionnel est de nature intellectuelle.

    (C’est drôle, dès que j’ai posté cette critique, j’ai eu des visiteurs depuis l’Australie sur le blog. Je me demande si c’est lui qui est passé par là. Greg, si tu nous lis, je t’aime !)

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  3. La Marche, il y a peut-être un truc que tu n’as pas compris. Je l’ai compris seulement la deuxième fois que j’ai lu le recueil et c’est vrai que là encore, le maître te laisse deviner par toi-même ce qui se passe à la fin ! Moins de satisfaction intellectuelle que la moyenne tout de même.

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      1. Si mes souvenirs sont bons, en fait l’assassin veut échapper à ses employeurs et l’implant est une copie de sa personnalité. Sans transition évidente, le narrateur qui est au départ la victime est remplacé par son « meurtrier » qui lui vole son corps.

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  4. J’en suis à la moitié et je pense que Greg Egan n’est pas fait pour moi. Ses nouvelles sont très bonnes, brillantes même. C’est une SF qui imagine le futur pour mieux questionner le présent. Oui, mais. Mais, tu le dis toi même, c’est froid. Ses personnages sont relativement désincarnés et ne sont là que pour amener la réflexion sans émotion. J’exagère un peu mais j’en viens à me demander si l’auteur n’est pas une machine qui a réussi le test de Turing.

    Je trouve même que ce recueil est l’exact opposé de La fabrique des lendemains de Rich Larson dans la mesure où les nouvelles du Canadien sont bien plus émouvantes à défaut d’être aussi vertigineuses. Pour résumer, je trouve que le propos d’Egan est très intelligent, mais « manque de chaire ».

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